vendredi 10 mai 2013

A travers les âges - 103

– Dake... Dake, le docteur est là, mon chéri.
L'adolescent sortit de son rêve éveillé avec difficulté. Il lui semblait entendre encore le bruit des armes à feu et les cris. Un goût amer à la bouche, il salua la femme munie d'une lourde sacoche en cuir. Ce n'était leur médecin habituel, cela devait être sa remplaçante. Elle prit sa température, son pouls, regarda sa gorge, ses oreilles, écouta son cœur, posa quelques questions sur les symptômes de sa maladie, puis établit que l'adolescent était en manque de magnésium et était victime d'une intoxication alimentaire. Elle rédigea une ordonnance d'une main rapide, prescrit à Dake deux jours de repos et s'éclipsa après avoir été payée.
La mère de Dake chercha à savoir s'il avait besoin de quelque chose, puis fila à la pharmacie. L'adolescent essaya de remettre de l'ordre dans sa tête. Son identité lui échappait, de même que son sexe, sa nationalité et l'époque dans lequel il vivait. Par moments, il savait, par d'autres, il était perdu. Dans tous les cas, il avait peur.

Sous le couvert de la nuit, Hans et Heinz sortirent pour réparer les barbelés de protection. A quelques mètres d'eux, des cadavres de leurs camarades pourrissaient, mais ils n'avaient pas le temps de s'occuper de les enterrer. Après les barbelés, ils devaient creuser une nouvelle tranchée car, quand le jour reviendrait, ils ne pourraient pas le faire sans être complètement exposés au tir ennemi. Ils recommenceraient ensuite à attendre, aux aguets, pendant que pleuvaient les projectiles. Les assauts étaient cependant pires. Ils avaient réchappé de justesse au dernier ordonné par leur officier. Hans avait fauché des vies, comme autrefois le blé à la ferme. La mort était partout. Au bout de leurs fusils à baïonnette, dans le tir nourri d'artillerie...
Heinz et lui se protégeaient mutuellement, mais ni l'un ni l'autre n'eurent le temps d'éviter l'obus qui leur tomba dessus. Après cet instant, Hans ne fut plus que douleur. Il lut la même souffrance sur le visage tout proche de Heinz, puisant du réconfort dans sa présence. Il essaya de parler, d'apprendre ce que lui cachait Heinz avant de mourir, mais ne réussit pas à prononcer une seule syllabe. Il se concentra sur la respiration sifflante de son frère, s'efforçant de s'abstraire de son corps qui n'était plus qu'une gigantesque plaie béante. C'était impossible. Les minutes s'égrenaient, prolongeant la torture. Soudain, Heinz réduisit à néant la distance qui les séparait et colla sa bouche sanglante à la sienne. Hans comprit enfin la nature de l'amour que lui portait Heinz, mais fut incapable de lui dire quoi que ce soit. « C'était donc ça » pensa-t-il, avant de se sentir partir.

Dake se traîna jusqu'aux toilettes et comme il avait l'estomac vide, il vomit de la bile. Tout le reste du lundi, il fut hanté par des images de guerre : des corps aux entrailles mises à nues, du sang frais et séché, de la boue, des armes, des blessures gangrenées... Quand la nuit fut tombée, il cauchemarda sur d'autres passages de ses vies passées, se réveillant à plusieurs reprises en sueur, le cœur au bord des lèvres.

2 commentaires:

Jeckyll a dit…

Décidément pauvre Dake, cet afflux de vies antérieures l'aura rendu bien malade :(

Merci pour l'épisode, tu as su retranscrire toute l'horreur de la guerre...

Vivement la suite :D

Unknown a dit…

Merci pour ce nouvel épisode
Le souvenir de la guerre aura eu raison de son estomac le pauvre.Cette vie fut vraiment atroce, j’espère pour Dake que les cauchemars de ses vies passées laisseront place à leur vie du présent qui, je l’espère aussi fortement, sera heureuse :)