mardi 30 avril 2013

A travers les âges - 95

A partir de cette nuit-là, ils ne cessèrent de se voir. Même s'ils ne se rendaient pas toujours aux mêmes fêtes, Claude retrouvait le duc chez lui pour coucher. Ils plongeaient à tour de rôle dans la moiteur du corps de l'autre, tirant du plaisir dans les deux positions. Durant les soirées, Claude obligeait le duc à lui parler de leur passé commun, car même si ce n'était pour lui que des histoires, elles le divertissaient agréablement.
Parfois le jeune homme voyait que le duc en était peiné, mais il y refusait de se laisser attendrir. Tout ce qu'il cherchait, c'était son plaisir. Il n'aimait pas quand le duc évoquait la famine du peuple et la situation qui s'envenimait entre le roi et ses sujets. Il ne sentait pas concerné.
Cependant, à mesure que les mois passaient et leur relation se poursuivait, Claude commença à apprécier. Antoine disait des choses sensées. Le nombre d'émeutes augmentait. Si la situation perdurait, le pays allait droit dans le mur...
Claude qui n'avait jamais été très porté sur la lecture, conseillé par Antoine, se mit à lire, découvrit Diderot et Rousseau. Il commença à voir le monde autrement, à ne plus mépriser les gens du peuple. Ce n'est plus seulement le soir qu'il vint rendre visite au duc, mais aussi en journée, pour discuter.
Une après-midi, alors qu'il parlait avec animation avec Antoine dans le bureau de ce dernier, il réalisa que ce n'était plus purement sexuel entre eux. Sinon, il n'aurait pas été là, à refaire le monde avec le duc.
– Pourquoi tu ne dis plus rien ? demanda Antoine.
– Une pensée m'a frappé.
– Qu'elle est-elle, si ce n'est pas indiscret ?
Claude fut tenté de changer de sujet. Par fierté, il n'avait envie d'avouer que le duc, en ne cherchant pas à toute force à lui imposer ses sentiments, avait gagné. Claude ne couchait plus, il faisait l'amour. Il ne pouvait pas dire à quel moment exact les choses avaient basculé, cela s'était produit, tout naturellement, sans même qu'il s'en rende compte.
– Tu ne m'appelles plus mon cœur... répondit-il, après un silence.
– Cela te déplaisait, remarqua Antoine en haussant un sourcil surpris.
– Tout le monde peut changer d'avis, riposta Claude avec un sourire narquois.
Il n'en fallut pas plus à Antoine qui se rapprocha pour l'embrasser, bien qu'ils soient en pleine journée et qu'un serviteur puisse entrer dans la pièce à tout moment.

lundi 29 avril 2013

A travers les âges - 94

Le jeune homme se réveilla avec une gueule de bois dans un lit vide aux draps froissés. La servante à la poitrine généreuse de la dernière fois débarqua soudainement pour déposer un plateau de petit déjeuner et repartit aussi sec après l'avoir prévenu qu'un bain allait lui être apporté. Claude se leva et alla tapoter le mur qui avait pivoté la dernière fois, mais le duc ne se manifesta pas et nul passage secret ne s'ouvrit.
Une fois que le bain eut été amené, le jeune homme se lava seul et quitta la chambre à la recherche de son hôte. Un valet lui précisa que monsieur le duc était dans son bureau et qu'il était occupé, mais cela Claude n'en avait que cure.
Antoine ne parut plus dérangé que par l'arrivée de Claude.
– Assois-toi, l'invita-t-il.
Le jeune homme vint poser sans façon ses fesses sur un coin du bureau devant lequel le duc était installé.
– Je crois que j'avais trop bu hier, déclara Claude comme Antoine ne disait rien, et s'était replongé dans les feuilles disposées devant lui.
– J'avais remarqué et si je puis me permettre, c'est imprudent de ta part. Nous avons un secret qu'il est préférable de garder.
La remontrance agaça Claude et tout en sachant que le duc parlait de leur pratique sodomite, il lança avec l'intention de blesser le duc :
– Même si je racontais que nous sommes des amoureux qui nous croisons, vie après vie, tout le monde penserait que c'est l'alcool qui me fait dire n'importe quoi.
– Ils auraient tort, répliqua laconiquement Antoine, sans lever les yeux de ses papiers.
– La prochaine fois que nous remettons ça, pourrons-nous inverser les rôles ? demanda Claude autant parce qu'il avait effectivement envie de tenter l'expérience que par désir d'obtenir l'attention du duc.
Antoine de Martigni daigna enfin le regarder.
– Oui, si tu veux. Je suis content de voir que tu veux poursuivre notre relation, même si tu n'y crois pas.
– Je parle de coucher, rien de plus, souligna Claude.
– Oui, j'avais compris, il est inutile de le préciser à chaque fois.
Le jeune homme fut presque déçu de l'impassibilité d'Antoine, puis se morigéna. Un partenaire sexuel, c'était tout ce qu'il voulait, il n'avait point besoin de déclarations enfiévrées et de mots mielleux.

 Ils se revirent le soir même. Le duc arriva tôt et Claude lui demanda de lui raconter une histoire de leur prétendu passé commun afin d'égayer la fête qui était ennuyeuse à mourir. Antoine se fit prier, puis finit par céder.
Ils partirent ensemble et dans la maison du duc, dans la chambre de ce dernier, autrement plus belle que celle destinée aux invités, Claude le lécha, le caressa et pénétra. C'était si bon et si serré qu'il faillit jouir immédiatement. Il ressortit, s'enfonça encore, faisant gémir le duc.

vendredi 26 avril 2013

A travers les âges - 93

Claude ne regagna son logis que tard en fin de matinée. Les cahots du coche l'avaient achevé, le duc l'ayant pénétré avec ardeur. C'est d'un pas chancelant qu'il partit s'allonger dans sa chambre, renvoyant le valet qui voulait l'aider à se dévêtir. Tout ce qu'il souhaitait, c'était de ne plus bouger jusqu'au soir.
Le jeune homme sommeilla quelques heures, se fit apporter une collation rapide en fin d'après-midi et après quelques hésitations, se rendit au bal auquel il avait été invité. Il savait que le duc n'y serait pas, Antoine de Martigni ayant cherché à savoir à quelles soirées ils seraient susceptibles de se croiser. Claude était décidé à en apprendre plus sur le mystérieux duc qui avait de drôles de considérations pour ses serviteurs et qui affirmait qu'ils s'aimaient à travers les siècles.
Glaner des informations sur le duc fut aisé. Nombreux nobles le jugeaient infréquentable. Le duc de Martigni s'abaissait à marchander des œuvres d'art. Il tenait des propos peu charitables sur le roi. Mais toutes ses extravagances ne l'empêchait pas d'être fortuné et ce détail qui n'en était pas un, lui ouvrait des portes.
Une fois qu'il eut délié les langues au sujet du duc, Claude joua aux cartes, perdit lamentablement et rentra chez lui. La famille de Chessac toute noble qu'elle soit ne roulait pas sur l'or, hélas. Il ne pouvait se permettre de dilapider trop d'argent au jeu.
Il s'ennuya tout le lendemain, ne s'animant qu'à la nuit tombée à la pensée qu'il allait revoir le duc. Antoine de Martigni, cependant, n'apparut que tard dans la soirée. Claude qui avait bu plus que de raison pour passer le temps, l'aborda cavalièrement, sans se soucier des autres personnes présentes :
– Ah, enfin ! Antoine, dis-moi, comment étais-je avant notre siècle ?
Un ami de Claude le tira par la dentelle de sa manche.
– Tu connais le duc ? murmura-t-il, surpris par le manque de manières du jeune homme.
– Intimement ! affirma Claude, en levant haut son verre.
Le double sens du terme n'échappa pas au duc qui ne parut pas goûter le trait d'esprit.
– Je pense que vous avez trop bu. Je vais vous raccompagner.
Claude protesta, mais son ami qui était de l'avis du duc, l'encouragea à regagner son logis. Antoine de Martigni qui venait pourtant à peine d'arriver, entraîna Claude dehors, héla un coche auquel il donna l'adresse de sa propre maison et non celle des Chessac. Bien que ce choix plaise à Claude, il s'en plaignit pour la forme. Le duc n'en fut d'ailleurs pas dupe.
A leur arrivée, il le conduisit dans la même chambre que la dernière fois, le déshabilla, l'embrassa, le caressa et le posséda jusqu'à ce que Claude perde conscience.

jeudi 25 avril 2013

A travers les âges - 92

Claude fut réveillé le lendemain matin par une servante qui lui apportait un plateau avec des brioches, de la confiture, un bol et une théière. Elle ouvrit les rideaux, posa à droite du jeune homme sur le lit son petit déjeuner, l'informa qu'un bain allait lui être monté comme le maître des lieux l'avait ordonné, puis s'en fut. Claude s'attaqua de bel appétit aux mets disposés devant lui. Cependant, tandis qu'il dégustait une délicieuse brioche fourrée à l'abricot, le rêve qu'il avait fait durant la nuit, lui revint et le fit grimacer. Il avait lavé du linge, lui, Claude de Chessac, un véritable cauchemar ! Il maudit son hôte à mi-voix. C'était lui avec ses fariboles qui lui avait mis ça dans la tête ! En même temps, quand il repensait au plaisir qu'il avait ressenti entre ses bras, il ne pouvait resté fâché contre lui. Il éprouvait même un soupçon de culpabilité à lui avoir causé du chagrin en lui avouant qu'il ne croyait pas un traître mot de ses histoires de réincarnation...
La porte se rouvrit sur trois valets portant un bac et une servante chargée d'un paquet de linge. Ils déposèrent chacun leur fardeau, puis voulurent repartir. Claude retint la servante à l'opulente poitrine pour l'aider à se laver. Chez lui, il procédait toujours ainsi. Se faire savonner par une femme était plaisant et pouvait amener à une partie de jambes à l'air encore plus savoureuse.  La femme qui n'était déjà plus de première jeunesse, mais encore avenante avec ses seins généreux qui tendaient le tissu de son corsage, céda à sa requête sans enthousiasme.  Claude se leva avec un peu de peine, encore endolori par l'expérience de la veille, et entra dans la bassine pleine d'eau chaude.
– Frotte bien ma jolie, déclara-t-il, et, attrapant la main de la servante, la gratifia d'un baise-main.
Les gens du peuple étaient sensibles à ce genre d'hommage. La femme parut se renfrogner. Claude opta pour une approche moins raffinée, en donnant à la servante une tape légère sur son postérieur alors qu'elle se penchait pour prendre le savon. La femme poussa un cri outragé, comme si elle avait été une grande dame, et s'exclama :
– Si monsieur le prend sur ce ton, qu'il se débrouille seul. Les mains qui traînent, j'en ai soupé avant d'arriver chez monsieur le duc, mais maintenant, c'est fini !
– Un simple refus aurait suffi, je ne force jamais personne, bougonna Claude, étonné par l'éclat.
– Parce que vous croyez que toutes les femmes qui servent chez vous se laissent peloter de grand cœur ? Elles ont peur que vous les jetiez dehors, voilà tout ! Monsieur le duc, heureusement, n'est pas de cette espèce. Il a même renvoyé son majorme quand il a découvert qu'il s'en prenait aux servantes. D'ailleurs, d'habitude, il choisit mieux ses amis !
Claude, suffoqué par les insinuations de l'insolente, ne trouva rien à répliquer avant qu'elle ne s'en aille. Après le départ de cette dernière, un pan du mur de la chambre pivota  soudainement et le duc apparut vêtu d'un simple peignoir. Sa bouche avait un pli amer.
– Je n'aurais pas cru que tu sois du genre à te permettre des privautés avec le personnel, surtout après ce que nous avons partagé la veille. Toujours est-il que je suis prêt à te laver, moi et tu peux me toucher à ta guise.
Le duc avait assisté à sa déconvenue, comprit Claude avec embarras. Il contre-attaqua en lui reprochant d'espionner ses invités dans leur bain. Antoine le fit taire d'un baiser, puis commença à le caresser, lui faisant tout oublier...

mercredi 24 avril 2013

A travers les âges - 91

Ces nouvelles sensations étant agréables, Claude se mit à défaire le justaucorps du duc qui se laissa volontiers faire, aidant même le jeune homme qui s'attaqua ensuite au gilet et à la chemise. Le torse du duc était musclé et brûlant sous les doigts de Claude. Antoine  choisit de retirer en premier la perruque du jeune homme qu'il jeta négligemment au sol. Il caressa les boucles brunes du jeune homme, puis déboutonna à son tour les vêtements de ce dernier. Il ne leur resta bientôt plus que leurs culottes descendant jusqu'aux genoux et leurs bas de soies. Claude retira ses ultimes habits avant de faire glisser ceux d'Antoine, libérant son membre durci par le désir.
– Tu es beau, affirma Antoine.
Après quoi, il entraîna Claude sur le tapis devant la cheminée, le fit s'allonger dessus, et le recouvrit de son corps, frottant son sexe contre celui du jeune homme.
Claude en éprouvait du plaisir, mais il voulait plus, alors, il demanda :
– Qui pénètre qui ?
– Qu'est-ce que tu préfères ? répliqua Antoine.
L'expérience lui faisant défaut, Claude riposta :
– Et vous ?
Pour toute réponse, le duc vint placer sa tête entre les cuisses du jeune homme, lui écarta les fesses, et lui lécha l'anus. Claude fut parcouru d'un délicieux frisson, personne ne l'avait jamais touché là. La langue d'Antoine s'insinua à l'intérieur, s'y mouvant avec art. Claude gémit. Au bout d'un moment, le duc se redressa, le doigta et finalement, plongea son membre dans le corps du jeune homme d'une poussée. Claude se contracta, partagé entre plaisir et douleur. Le mouvement de va-vient accompagné d'une main caressante sur son sexe l'emporta ultimement vers la jouissance.
Le duc, après un dernier coup de boutoir, dans un râle, s'écrasa sur Claude. Leur crime avait été consommé.
Antoine proposa à mi-voix au jeune homme de dormir chez lui, dans une des nombreuses chambres réservées aux invités. Claude accepta volontiers l'hospitalité du duc. Son expérience sexuelle avec ce dernier l'avait privé de ses forces. Il dut même s'appuyer sur l'épaule duc pour rejoindre la fameuse chambre, une pièce cossue occupée par un grand lit en bois sculpté et laqué gris.
Antoine l'aida à s'y étendre, plein de sollicitude. Claude, agacé par les petits soins dont il était l'objet, s'énerva :
– Je ne suis pas en porcelaine ! Arrêtez avec les « mon coeur ! » à tout bout de champ, je ne suis pas votre amoureux. Nous avons couché ensemble, rien de plus.
Le visage du duc se ferma, et avec beaucoup de dignité, il déclara :
– Pour ma part, je t'ai fait l'amour. Mais j'aurais dû me douter que pour toi, cela ne pouvait être que charnel puisque tu ne te souviens pas de nos vies passées.
– Qui croirait de telles absurdités ?!
Antoine eut un sourire triste, souhaita une bonne nuit à Claude et sortit.

mardi 23 avril 2013

A travers les âges - 90

Il s'assit dans un fauteuil et goûta au whisky de son hôte. Il était en train de savourer le liquide ambré, se disant que même si le duc se révélait ennuyeux, son alcool valait le détour, quand Antoine déclara :
– Vous et moi, nous nous sommes déjà rencontrés dans une autre vie.
Claude avala d'un coup la gorgée qu'il avait en bouche.
– Oh, vraiment ?
– Nous avons été amants à plusieurs reprises à travers les siècles.
Cette seconde affirmation, comme la première d'ailleurs, prêtait à rire. Claude esquissa un sourire narquois et répliqua :
– Nous avons dû être mutilés, brûlés vifs et condamnés à plus d'une reprise, alors.
– Nous n'étions pas toujours deux hommes, comme aujourd'hui, précisa le duc.
Il était si sérieux que c'en était drôle. Claude fit comme s'il le croyait.
– Comment étais-je, en femme ?
– Au début du siècle, tu étais blanchisseuse et tu avais la main leste. Je t'ai embrassé dès que je t'ai vu et tu m'as giflé... J'ai tout de même fini par conquérir ton coeur.
L'idée qu'il ait pu être une fille du peuple tenait de la folie pure. Qu'il ait été sodomite était plus vraisemblable ! Depuis ses dix-sept ans, il avait l'habitude de fréquenter les bordels et si grâce aux prostitués, les plaisirs de la chair n'avaient plus de secret pour lui, il s'était demandé à plus d'une reprise ce que cela pouvait faire d'être avec un homme. Rien que l'aspect interdit de la chose était excitant.
– Vous comptez faire la même chose dans cette vie-ci ? demanda Claude avant de siffler son whisky.
Antoine de Martigni, même s'il semblait décontenancé par le calme avec lequel Claude prenait toute l'affaire, répondit par l'affirmative.
– Allez-y, embrassez-moi, le provoqua Claude.
Il n'eut pas besoin de répéter son invitation. Les lèvres du duc s'emparèrent des siennes sans douceur. L'expérience était plaisante, même si cela ne changeait guère d'un baiser de femme, décida le jeune homme alors que le duc se redressait, se détachant comme à regret.
– Vous vous arrêtez là ?
Le duc fit non de la tête. Il ôta le verre des mains de Claude et le posa sur la petite table d'acajou attenante au fauteuil avant de faire lever le jeune homme, l'attirant dans ses bras. Il le pressa contre lui, et captura sa bouche à nouveau. Claude commença à sentir les différences entre un partenaire masculin et un féminin. Antoine avait la même taille que lui, son corps était ferme sans moelleux ni rondeur, et sa virilité palpitait au niveau de son entrejambe.

lundi 22 avril 2013

A travers les âges - 89

Claude s'ennuyait comme tous les jours. La vie oisive qu'il menait ne le satisfaisait pas. Ce n'était que fête après fête, vain enivrement, entouré d'hypocrites et menteurs dans un univers de paraître et de faux-semblants. Cependant, il était noble et s'abaisser à trouver un travail, une occupation tant soi peu utile, lui était interdit. La famille de Chesac avait un rang et une réputation à tenir. Le jeune homme errait donc dans le salon, se tâtant pour une partie de carte avec trois de ses amis, des fils cadets comme lui, quand soudain un inconnu l'aborda.
– Antoine, duc de Martigni.
Le nom disait quelque chose à Claude sans qu'il parvienne à se rappeler quelles rumeurs il avait pu entendre sur le personnage qui lui faisait face.
– Claude de Chesac. Que puis-je pour vous, monsieur le duc ?
– J'ai eu l'impression que vous ne trouviez point la soirée à votre goût. Que diriez-vous d'un verre de chez moi ? J'ai de l'excellent whisky et une fort belle collection de tableaux qui pourrait vous plaire.
Claude se moquait de la peinture. Ce n'était que des tâches de couleur, inutiles barbouillages étalés sur la toile, en revanche Antoine de Martigni avait piqué son intérêt. Quelque chose dans ses yeux gris, dans sa stature musclée, dans sa perruque blanche d'une sobriété peu en accord avec la mode, dans sa veste simple mais élégamment brodée.
– J'accepte.
Claude suivit le mystérieux duc sans se donner la peine de prévenir ses amis.
Antoine de Martigni n'avait bizarrement pas d'équipage avec ses armoiries. Il héla un coche à qui il donna son adresse. Sa demeure était située dans un beau quartier de la ville, et même s'il était difficile de juger de nuit, elle était imposante.
Quand ils pénétrèrent dans le vestibule, Claude ne put s'empêcher de s'étonner à haute voix de l'absence de serviteurs. N'y avait-il personne pour les accueillir ?
– Je ne tienne pas à ce qu'ils m'attendent pour aller se coucher.
Antoine de Martigni était un original, cela se confirmait, conclut Claude en emboîtant le pas de son hôte jusqu'à un bureau en velours vert doté d'une vaste cheminée où une bûche rougoyante achevait de se consumer. Le duc ramina les flammes avec un tison et remit du bois - une tâche peu en accord avec son titre. Il récupéra ensuite une bouteille et deux verres dans un petit meuble en bois sculpté avec art et servit Claude.
Ils n'avaient guère parlé sur le trajet, se contentant de quelques platitudes sur l'ambiance du salon qu'ils venaient de quitter, et Claude commençait à regretter un peu sa curiosité première, tout en restant intrigué par le duc.

vendredi 19 avril 2013

A travers les âges - 88

– Qui est-ce ? demanda l'inconnu.
Dake lui aurait bien retourné la question.
– C'est un de mes élèves, répondit M.Toukka, en se rapprochant de la porte.
– Un de tes élèves ? répéta l'homme, incrédule.
– Oui, mais on se connaît depuis très longtemps.
– Vraiment ? Et après, tu oses prétendre que tu n'as rien à raconter de spécial sur ton nouveau poste de remplacement.
– Entre, offrit Noah.
Dake recula d'un pas.
– Je ne veux pas vous déranger...
Il ne termina pas sa phrase.
– J'étais sur le point de partir, de toute façon. Je ne veux pas rater mon train de nuit, annonça alors l'homme brun en s'employant à refermer sa chemise.
M.Toukka en quelques enjambées combla la distance qui le séparait de l'adolescent, lui attrapa le poignet, l'attira à l'intérieur et referma la porte, lui coupant toute retraite. Il y eut un moment de flottement. Dake n'avait rien à dire devant l'inconnu qui se rhabillait. Noah, maintenant qu'il avait empêché l'adolescent de fuir, attendait qu'il s'explique. Quant à l'homme brun qui terminait de s'habiller, il restait muet, clairement curieux de voir ce qu'il allait se passer.
Ce fut finalement M.Toukka qui prit la parole :
– C'est mon frère, Tim. Sa visite était prévue depuis plusieurs semaines.
La douleur qui comprimait la poitrine de Dake disparut et tous les soupçons qu'il avait eu se dissipèrent.
– La prochaine fois, ce sera à toi de venir me voir, intervint Tim.
– Oui, oui... Dépêche-toi de te préparer ou tu seras obligé de prendre le train demain matin, ce qui te mettrait en retard à ton travail.
Tim se plaignit que son frère le jetait dehors, mais après un regard à sa montre, il cessa, poussa un juron, s'excusa et en temps record, rassembla ses affaires, enfila pull, chaussures et manteau. Il salua Dake et son frère avec lequel il échangea un regard qui semblait signifier « je compte sur toi pour satisfaire ma curiosité plus tard » et fila.
M.Toukka n'invita pas l'adolescent à s'installer dans le salon comme la dernière fois. D'emblée, il attaqua :
– Es-tu venu parce que tu voulais absolument entendre une nouveau morceau de notre passé ?
Dake qui en avait assez de cette accusation que lui jetait sans cesse son professeur à la figure, s'énerva :
– Mais oui bien sûr. Il n'y a que cela qui m'intéresse ! Vous croyez vraiment que dans toutes mes autres vies, il n'y avait que ça qui me captivait chez vous !?
Noah croisa les bras sur son torse et riposta :
– Dans les années 1780, tu avais beau ne pas me croire, m'écouter parler de tous ses fragments du passé te divertissait de ton ennui. Tu me déclarais d'un ton moqueur proche de celui que tu viens d'employer « Antoine, dis-moi, comment étais-je avant notre siècle ? »
Dake plissa les yeux. Ces mots résonnaient en lui, l'appelaient. Il chercha à résister à la vague de souvenirs qui montait, désireux de poursuivre la conversation avec Noah, mais son passé auquel il ne pouvait accéder librement, le submergea et l'emporta.

jeudi 18 avril 2013

A travers les âges - 87

Eustache n'était plus une ombre sans visage, mais une personne de chair et de sang qui apportait un nouvel éclairage sur l'homme qu'était M.Toukka.
Dake essaya de se souvenir de plus d'épisodes de sa vie avec le marquis, mais une vive douleur cranière l'en dissuada. Il semblait de toute façon qu'avec le temps tout lui serait accessible... C'est sûrement parce qu'il avait dû saturer que le récit de son professeur n'avait pas déclenché le processus habituel et qu'il n'avait pas revécu les évènements « en direct. » L'adolescent haussa les épaules. Le comment du pourquoi lui importait peu. Avoir mal à la tête quasi en permanence, en revanche, était pénible. Il se leva et d'un pas mal assuré, se rendit dans la salle de bain pour prendre du paracétamol dans le placard.
Là, il constata que la boîte était vide. Il avait été un grand consommateur ces derniers temps, car malgré le manque d'effet, il espérait toujours que cela soulagerait. Déçu, il se contenta de passer un peu d'eau sur le visage. Un bref instant, le miroir au-dessus du lavabo lui renvoya non pas son reflet, mais celui d'un visage aux longs cheveux blonds. Dake se frotta les yeux, se rassurant en se disent qu'il était encore à moitié endormi.
Il repartit ensuite dans sa chambre pour s'habiller. Enfiler un pantalon qui était une chose pourtant naturelle lui parut bizarre. Le tissu était rugueux et c'était désagréable d'être serré à l'entrejambe. Toutes ses sensations appartenaient à son ancien lui, à Gabriel, comprit Dake avec un brin d' inquiétude. Son passé prenait soudain une place envahissante non voulue, et non maîtrisée. En grommelant, l'adolescent descendit petit déjeuner et constata avec soulagement que la cuisine était vide. Il n'aurait pas besoin de converser, ce qui était aussi bien vu son drôle d'état.
L'envie de faire de la broderie poursuivit Dake toute la matinée alors même que penché sur son bureau, il s'efforçait d'étudier. Elle se dissipa heureusement après le repas de midi, de même que l'impression qu'il eut été plus à l'aise s'il avait enfilé une jupe. Dake se remit à se soucier de la visite qu'il comptait rendre à son professeur dans la soirée et trouva l'après-midi longue.
Après le dîner, il dut batailler avec ses parents pour qu'ils l'autorisent à sortir aussi tard un dimanche soir. Il finit par prétendre avoir oublié chez son ami quelque chose dont il avait absolument besoin en cours demain pour les persuader.
Quand il arriva, il profita que quelqu'un sortait de l'immeuble pour pénétrer dans le hall, puis grimpa les escaliers d'abord rapidement, puis de plus en plus doucement. A chaque marche, dans sa nervosité, il oubliait un peu plus le discours qu'il avait préparé pour révéler son amour à son professeur.
Ce n'est qu'après avoir pris une grande inspiration qu'il sonna. Il entendit alors une voix masculine inconnue derrière la porte demander « tu attendais quelqu'un ?», puis le battant s'ouvrit et un homme brun à la chemise à moitié déboutonnée lui ouvrit.   L'adolescent en éprouva un malaise indéfinissable. Maintenant, il regrettait ne pas avoir utilisé l'interphone en bas. Il marmonna qu'il s'était trompé d'étage. L'homme commença à refermer la porte, pas assez vite cependant pour que Dake n'aperçoive pas M.Toukka, torse et pieds nus qui approchait. Le coeur de l'adolescent se mit à battre plus fort tandis qu'il cherchait à déterminer qui était l'homme qui lui avait ouvert et pourquoi lui et son professeur étaient partiellement déshabillés.
Son professeur le vit aussi et l'interpella : 

– Dake ! Que fais-tu ici ?  
Les mots restèrent coincés dans la gorge de l'adolescent. Il n'allait certainement pas dire la vraie raison de sa présence sur le pallier dans ses conditions. D'ailleurs, il n'était plus si sûr de vouloir avouer quoique ce soit. Tout ce qu'il avait envie, c'était de tourner les talons. Seulement ses chaussures étaient comme collées au sol et il ne pouvait détacher ses yeux du torse nu de Noah.

mardi 9 avril 2013

Pause

Que Dake va-t-il retenir de sa vie au XVIIème dont il vient de rêver ? Comment M.Toukka va-t-il réagir quand l'adolescent débarquera sans prévenir chez lui, dimanche soir ?

A travers les âges reviendra le 18 avril pour répondre à ces questions.

lundi 8 avril 2013

A travers les âges - 86

Il avait perdu ses privilèges de garçon pour ceux des filles. Certaines choses lui avaient plu, d'autres pas du tout. Petit à petit, il s'était habitué aux robes et s'était pris de passion pour la broderie, mais il avait détesté apprendre à recevoir du monde et à monter en amazone. En se rendant dans les salons et aux bals avec sa mère, il avait compris à quel point il n'avait pas sa place en société. Les conversations des filles comme celles des hommes le déconcertaient. Il ne pouvait être Suzanne pour de vrai, et les années passant, il ne savait plus qui était Gabriel. Il était une bizarrerie ambulante, courtisée en tant que jeune fille alors qu'il était un garçon...
Coincé par les circonstances, poussé par son frère, Gabriel s'était marié avec Eutsache. Il n'avait trouvé d'autre moyen que de repousser la nuit de noces pour éviter le drame qui ne manquerait pas de suivre quand le marquis découvrirait que sa femme était un homme. Eustache s'était montré étonnament compréhensif. Il voulait bien s'en tenir aux baisers jusqu'à ce que Suzanne se sente prête. Il était un compagnon charmant. Plus il passait du temps avec lui, plus Gabriel était obligé de le reconnaître et, plus il souffrait de la situation. Au lieu d'avoir peur quand Eustache l'attirait à lui et l'enlaçait, Gabriel s'était mis à  attendre que cela arrive, car il avait beau craindre le moment où la vérité éclaterait, il se sentait bien dans les bras du marquis. Il était tombé amoureux. Alors, il avait fait confiance à son corset rembourré qui lui servait de poitrine et continué à prétendre que c'était trop tôt pour consommer leur mariage. Son amour avait grandi et, avec lui, son regret de ne pas être une vraie fille.
La nuit de noces, quand contraint et forcé, Gabriel s'y était résigné, n'avait rien eu à voir avec les nombreux cauchemars qu'elle lui avait inspiré. Si la surprise d'Eustache avait été telle qu'il l'avait imaginée, sa réaction, elle, dépassait ses plus folles espérances. Que son nom soit Gabriel et non Suzanne, qu'il cache un pénis sous ses jupons, n'avait aucune importance pour Eustache. Cela ne changeait rien à ses sentiments. Il  avait parlé de réincarnation,  affirmant que Gabriel était celui qu'il attendait. Le jeune homme avait beau ne pas vraiment y croire, il n'avait pas protesté. Ce qui comptait, c'était que son marquis l'acceptait tel qu'il était.
Dake se réveilla en sueur, désorienté. Depuis que M.Toukka avait commncé à lui raconter leur passé commun, il faisait des rêves étrangement réels qui, il avait compris, étaient des souvenirs. Ce qui différait des autres fois, c'est qu'il s'agissait de cette vie dont rien ne lui était revenu quand Noah l'avait évoqué. Gabriel et ses tourments, jusque là abstraits, avaient désormais pris tous leurs sens.

vendredi 5 avril 2013

A travers les âges - 85

Le baiser dont Noah avait gratifié Dake avant que l'adolescent ne s'en aille l'avait laissé rêveur si bien qu'au retour, il rata le bon arrêt de bus. Il dut marcher un petit moment avant d'arriver chez lui où ses parents qui étaient attablés dans la cuisine lui repprochèrent de s'être autant attardé chez son ami sans les prévenir. L'adolescent marmonna des excuses, secrètement agacé que M.Toukka ait eu raison de le pousser dehors.
Après un rapide dîner accompagné de nouvelles remarques de ses parents sur son air perpétuellement distrait, Dake fila dans sa chambre. Trop de choses le préoccupaient pour qu'il ait envie de faire quoique ce soit. Bien que ce soit samedi soir et qu'il soit encore tôt, il décida de se coucher. Il se brossa les dents, se déshabilla, enfila un pyjama, se coucha et éteignit la lumière.
Tous les premiers baisers qu'il avait vécu tournaient dans sa tête. Chaque fois, M.Toukka, de même que ses alter egos, s'étaient révélés expérimentés et cela tourmentait l'adolescent. Il éprouvait une jalousie déraisonnée envers toutes les personnes que son professeur avait embrassé avant. C'était de justesse qu'il ne lui avait pas demandé pourquoi dans cette vie-ci, il n'avait pas attendu de le rencontrer... Cependant, ce qui le chagrinait le plus, c'était que Noah ne se soit pas arrangé pour lui réserver un moment dimanche. Il ne lui avait même pas révélé ce qu'il avait à faire de si important. Non, vraiment Noah ne le poursuivait pas avec beaucoup d'assiduité, même maintenant que Dake lui avait montré ce qu'il ressentait à son égard... Mais il ne lui avait pas dit ! Dake se redressa brutalement dans son lit, faisant partiellement tomber sa couette au sol. Quel idiot ! Pas encore ! Au Moyen-Âge, il avait manqué de le faire et aujourd'hui aussi. Et Dieu sait ce qui pouvait arriver d'ici mercredi ! Seulement, ce n'était pas le genre de chose qui se déclare par téléphone et au lycée, c'était risqué, des gens pouvaient les surprendre. En revanche, il pouvait aller le voir demain. Tard le soir, cela ne devrait pas trop le déranger et Dake ne resterait pas. Heureux à l'idée qu'il reverrait Noah demain, l'adolescent se reinstalla confortablement, et serrant son oreiller contre lui, ne tarda pas à s'endormir.

Il dansait sur la piste au son de l'orchestre, passant d'un partenaire à l'autre, frémissant quand il s'agissait d'Eustache, ce malotru qui avait osé l'embrasser. Il est vrai que Gabriel avait été naïf. C'était pourtant connu que les promenades dans les jardins étaient l'occasion de se permettre des libertés sur d'innocentes demoiselles. A tort, Eustache lui avait paru différent. C'était d'autant plus regrettable que ce n'était pas seulement sa vertu que Gabriel avait à protéger, mais aussi son véritable sexe. Cela le perturbait de songer que lui aussi aurait probablement cherché à voler des baisers aux jeunes filles, si sa vie n'avait pas basculé à la mort de sa petite soeur, quand sa mère l'avait appelé Susanne. Cela en avait été fini des pourpoints et des hauts-de-chausses bouffants, et il avait dû découvrir les robes, les jupes, les baleines, les corsages...

jeudi 4 avril 2013

A travers les âges - 84

– Eh bien, non. Dès que j'ai su, j'ai renvoyé à peu près tout le personnel. J'ai juste gardé deux personnes de confiance et ta femme de chambre qui était évidemment dans le secret. Quand nous recevions du monde, c'est-à-dire ton frère et ta mère, ou mes parents, j'embauchais temporairement des gens du village. Ses visites étaient toujours problématiques, car il ne fallait pas que mon père ou ma mère découvre que mon épouse était de sexe masculin et nous devions éviter le sujet de l'enfant qui ne venait logiquement pas. Quant à ton frère, il avait du mal à accepter que je sois si parfaitement à l'aise avec la situation. Après le décès de ta mère, il n'a pas du tout compris que tu continues à incarner votre soeur, comme si tu pouvais balayer toutes ces années d'un revers de main. Tes troubles à être ni  vraiment femme, ni complètement homme lui sont restés étrangers. Malgré tout, nous avons mené une bonne petite vie jusqu'à la fin.
– Qui est mort le premier ?
– Toi, étonnanement, vu que tu étais le plus jeune, à l'âge de 61 ans. Je t'ai suivi quelques semaines plus tard.
– C'est tôt pour mourir de vieillesse !
– Pas pour l'époque.
Dake s'empressa de chasser de ses pensées les deux fois où il était mort en raison de son grand âge et commenta :
– C'est facile d'oublier que tout cela est arrivé au XVIIème siècle tellement nous avons l'air d'avoir vécu dans notre monde.
– Ce n'est pas faux, mais tu peux dire cela seulement parce que je t'ai raconté les grandes lignes, sans entrer dans les détails. Après tout, le but n'est pas de te faire un cours d'histoire.
Cette dernière remarque poussa Dake à taquiner M.Toukka sur son choix de carrière. De là, ils basculèrent sur ce que l'adolescent comptait faire comme métier à l'avenir avant de s'étendre sur les activités qu'ils aimaient et, de fil en aiguille, le soir arriva.
Quand Noah suggéra à Dake qu'il était temps de rentrer chez lui, l'adolescent ne fut pas très content. Il n'était plus un gosse, ses parents n'allaient pas en faire un fromage s'il ne rentrait pas dîner, il était bien là où il était, et motivé pour une autre histoire, quand bien même cela ne réveillait en lui aucun souvenir. Ils discutèrent pied à pied sans que Dake n'obtienne gain de cause. Et, alors qu'il déclarait forfait, se résignant à devoir attendre le lendemain pour connaître la suite, Noah lui annonça que ce n'était pas possible, qu'il n'était pas libre et que le mieux était que l'adolescent revienne ici le mercredi, après les cours. Dake accueillit la nouvelle avec déplaisir.
– V...Tu es vraiment pris toute la journée ? Je peux venir de bonne heure le matin, offrit-il.
M.Toukka refusa. Dake s'énerva et se prépara à quitter aussitôt les lieux, mais Noah le retint par le bras.
– Ne pars pas fâché. Embrassons-nous plutôt...

mercredi 3 avril 2013

A travers les âges - 83

M.Toukka regarda d'une drôle de façon  l'adolescent qui regretta de ne pas pouvoir disparaître sous terre. Puis, la réponse tomba :
– Si, bien sûr. C'est juste que cela fait deux siècles que nous ne l'avons pas véritablement fait... Nous n'étions pas totalement inactifs, mais la dernière fois que nous nous sommes rencontrés, j'étais un vieux bonhomme de 87 ans et toi, une charmante vieille dame du même âge. Et avant cela... Nous étions... du même sexe... J'y reviendrai, plus tard. Nous en sommes au XVIIème siècle. Respecter la chronologie, c'est important.
Dake n'était pas convaincu par le dernier argument et il retint le « pourquoi pas maintenant » qui lui brûlait les lèvres, simplement parce qu'il sentait que M.Toukka n'était pas prêt à lui révéler la raison de leur absence de sexualité. Tout cela faisait écho à la conversation qu'ils avaient eu dans le parc. « Aimer ne se résume pas à coucher » avait affirmé son professeur... C'était triste de songer qu'avant leur rencontre actuelle, ils n'avaient connaissance que dans leurs vieux jours et pourtant, c'était mieux que rien. Deux  personnes âgées qui se bécotaient... Dans les souvenirs qu'il avait actuellement, ils n'avaient jamais vraiment vieilli ensemble...
– Dake ?
– Désolé, j'étais perdu dans mes pensées, répondit l'adolescent, en s'ébrouant.
– Tu étais en train de te rappeler de quelque chose ?
– Non, souffla Dake.
Il ne savait plus très bien où il en était. Le passé, le présent, leurs âges, leur sexualité... Tout se confondait.
M.Toukka se rapprocha de lui, plongea son regard dans celui de Dake, effleura sa bouche, et reprit ses distances. Lui aussi semblait perturbé, comme en conflit avec lui même, nota l'adolescent, tout remué par leur deuxième baiser.
Après un long silence, c'est en même temps qu'ils suggèrent d'en revenir au XVIIème siècle.
– Nous sommes mariés avec beaucoup de faste, et puis, à ta demande, nous nous sommes retirés à la campagne. Tu as joué la femme timide, et tu m'as supplié d'attendre que nous ayons mieux fait connaissance avant que nous consommions notre union. J'étais impatient, mais amoureux, et j'ai accepté que nous faisions chambre à part. Je me faisais fort de te séduire. Hélas, sans cesse tu te dérobais. Cela a duré six mois. J'ai fini par te poser un ultimatum. Tu t'es résigné. Tu voulais que cela se fasse dans le noir et tu as soufflé les bougies, mais je les ai rallumées. Je voulais absolument te voir. Le visage pâle, tu as ôté d'un geste vif ta chemise de nuit et tu m'as tout avoué, y compris les sentiments que tu avais à mon égard, car tu étais tombé amoureux de moi. Mes efforts avaient payé. Cet amour cependant te faisait souffrir, car tu étais certain que je te trouverais  dégoûtant et que te répudierais. Mais tu étais dans l'erreur et je te l'ai prouvé jusqu'au petit matin. Après cela, nous n'avons guère plus quittés notre campagne, indifférent au monde dans notre bulle de bonheur.
– Et personne n'a jamais découvert que j'étais en fait un homme ?

mardi 2 avril 2013

A travers les âges - 82

– Faire un truc pareil, c'est nul ! Un coup à divorcer ! s'exclama l'adolescent, horrifié de se dire qu'il y a quatre siècles de cela, il avait pu accepter de tromper quelqu'un ainsi.
– A l'époque, le divorce était interdit. En revanche, j'aurais pu faire valoir que le mariage était nul, sans même avoir à révéler la supercherie dont j'avais été victime, en faisant valoir que tu étais stérile ou encore que notre union n'avait pas été consommée... Ce qui aurait été faux. Toujours est-il que ton frère t'a convaincu qu'il valait mieux accepter ma demande, insistant sur le fait que les gens jaseraient en vous voyant refuser un aussi bon parti...
– Je ne comprends pas comment j'ai pu marcher dans une telle combine ! Et puis, de toute façon, ça n'avait pas de sens puisque j'usurpais l'identité de ma soeur. Notre mariage n'était pas valide !
M.Toukka se mit à rire tout doucement. Dake se renfrogna.
– Qu'est-ce qu'il y a de drôle  là-dedans ?
– J'aime le fait que tu ne cesses de m'interrompre. Toutes les autres fois, quand je te racontais ce qui s'était passé entre nous autrefois, tu étais là sans y être, les yeux dans le vague. Je parlais tranquillement, c'est sûr, mais je n'étais pas certain que cela ait un sens. La toute première fois, j'avais l'impression que tu ne m'écoutais pas... Après, j'ai su que c'était parce que tu te souvenais que tu étais comme absent à toi-même, ce qui ne m'empêchait pas de demander s'il était bien utile que je continue mon récit.
L'adolescent n'avait pas songé à ce que pouvait ressentir M.Toukka pendant qu'il plongeait dans les méandres de ses vies antérieures, redevenant Kuma, Ewen, Theodebert, Gui... Au fond, c'était peut-être pour cela que son professeur s'était fâché. Chaque nouvelle histoire entendue était une forme de fuite. Il s'évadait et évitait de faire véritablement face à M.T... à Noah qui se retrouvait en présence d'une coquille vide. Le baiser n'avait eu lieu que parce que, cette fois, ses souvenirs de jeune homme travesti ne lui étaient pas revenus. D'ailleurs, n'avait-il pas poussé M.Toukka à reprendre le fil de leur histoire d'amour au XVIIème siècle, pour ralentir leur rapprochement ? Enfin, sur ce coup-là, son professeur était le plus coupable. C'est lui qui avait tenté de passer leur baiser sous silence ! Et d'abord, ne pouvaient-ils pas s'embrasser plus d'une fois sans tout suite en venir à faire l'amour ?
Au lieu de simplement penser cette question, Dake la dit à haute voix et plaqua aussitôt sa main sur sa bouche. Il n'avait pas eu l'intention de demander une chose aussi embarrassante.