jeudi 28 février 2013

A travers les âges - 61

Dake poussa un cri, bascula en avant sur le banc, en recouvrant son front de ses mains et s'évanouit. Quand il revint à lui, la première chose qu'il vit fut le visage soucieux de M.Toukka penché sur lui et il réalisa que sa tête reposait sur les genoux de son professeur. Il se souvint et grimaça. Ulf lui avait tout rapporté, toutes les vies que M.Toukka avait jusque là omises, la fois où ils étaient deux femmes comprise. Cela faisait une masse énorme de souvenirs supplémentaires à digérer.
– Comment te sens-tu ?
L'inquiétude de M.Toukka était palpable.
– Je... Ça va.
– J'envisageai d'appeler une ambulance.
– Pour un mal de tête carabiné, cela semble excessif, murmura Dake, en essayant de remettre de l'ordre dans son cerveau en ébullition.
– Tu as perdu connaissance pendant deux minutes. Je préfèrerai vraiment que tu vois un docteur.
– Et qu'est-ce que je lui dirai, hein ? Que mon professeur d'histoire a le pouvoir de me rendre le souvenir de mes vies antérieures !? s'exclama Dake en se redressant d'un mouvement brusque.
Une douleur aigue lui transperça le crâne et il sentit tout étourdi. Clairement la position assisse était moins confortable que la couchée. Il lorgna les genoux de M.Toukka.
– Très bien, mais il faudrait mieux que nous laissions de côté le passé pendant une semaine ou deux.
Dake n'en avait pas envie. C'était beaucoup plus intéressant que sa vie actuelle.
– Cela ne changerait rien.
– Cela te donnerait le temps d'assimiler tous ses nouveaux souvenirs de l'époque vikings.
– Et les autres ! Ulf a tout raconté à Theodebert, à moi quoi... Par ricochet, je m'en souviens aussi désormais.
M.Toukka ôta ses lunettes, se massa le haut du nez et les remit.
– Ce n'est donc pas à cause de notre noyade que tu t'es trouvé mal ?
Dake devint blanc comme un linge. Le fil de ses souvenirs avec Ulf ne s'était pas déroulé jusque là. Cependant ces quelques mots suffirent à lui faire se remémorer la scène. Leur fin. Ils ne s'étaient jamais vraiment installés nulle part, allant au gré du vent, ne se posant qu'à la mauvaise saison, vivant de chasse et de pêche, donnant des coups de mains à droite et à gauche pour gagner leur pain quotidien. Les années avaient passé, et puis, il y avait eu l'ouragan. La mer s'était déchaînée. Leur bateau s'était renversé. Ils s'étaient aggripés à la coque, tant bien que mal. Ils avaient été ballottés par les flots jusqu'à ce qu'une énorme vague leur fasse lâcher prise. Ulf avait hurlé le nom de Theodebert qui avait crié celui du viking en retour. Les sons s'étaient perdus dans les grondements de la mer et du vent. L'air avait manqué à Theodebert. En vain, il s'était débattu dans l'eau, suffoquant. Il avait été attiré dans les fonds marins et il était mort.

mercredi 27 février 2013

A travers les âges - 60

En se rendant chez Svein, Theodebert et Ulf croisèrent pas mal de villageois, mais personne ne les aborda. Ils étaient regardés avec curiosité ou hostilité. Personne n'avait l'air d'ignorer ce qui s'était passé entre Ulf et son épouse. Svein les introduisit chez lui avec froideur. Néanmoins, durant le temps que dura la cohabitation, il ne fit aucune remarque désagréable. Il était résigné. Son frère restait son frère, même s'il avait été envoûté par un moine !
Comme il était incriminé, Ulf ne put assister à l'assemblée. Svein lui s'y rendit et revint en catimini pour les informer de la sentence qui était tombée. Ulf s'y attendait.
– Nous devons partir, déclara-t-il. L'assemblée a voté mon exil et notre émasculation. Tant qu'à faire d'être banni, autant garder nos bijoux de famille !
Cela sonnait comme une punition divine, mais elle émanait des hommes et Theodebert savait que tout impur soit le plaisir qu'il éprouvait quand Ulf le touchait, il ne voulait pas y renoncer. Après que les deux frères se soient fait leurs adieux, Theodebert s'enfonça avec Ulf dans la nuit sans poser de questions, il lui faisait confiance. Il le suivrait en enfer, s'il le fallait. Ils descendirent vers la plage, à l'endroit où se trouvaient les bateaux. Par gestes, Ulf demanda au moine de rester près d'un tas de rochers, caché dans l'ombre. Theodebert s'exécuta. Il n'eut pas longtemps à attendre avant que Ulf revienne le chercher. Main dans la main, ils passèrent devant un garde dont la posture avachie indiquait qu'il était endormi, même si, dans les faits, il avait dû être assommé. Prendre la mer était sans doute le meilleur moyen de fuir, et Theodebert monta dans le bateau de taille modeste que lui indiqua Ulf, quand bien même il aurait préféré rester sur la terre ferme.
Ulf en navigateur accompli et rameur zélé eut tôt fait de les éloigner de la côte. Le silence n'ayant plus de raison d'être, Ulf le brisa :
– Tu veux aller quelque part en particulier ?
A son ton, le moine devina qu'Ulf craignait que Theodebert ne veuille retourner dans son monastère.
– Du moment que je peux rester avec toi, toutes les destinations me conviennent.
C'était une façon de mettre des mots sur les sentiments qu'il avait pour le géant blond, cet amour qu'il n'avait jusque là exprimé qu'en s'abandonnant dans ses bras, et Ulf le comprit.
– Dommage que je ne puisse pas lâcher le gouvernail pour le moment, soupira-t-il, avant de sourire.
Les journées suivantes n'eurent rien d'idylliques. La mer était mauvaise et leur bateau semblait bien petit et fragile au milieu des vagues agitées. Theodebert les apprécia malgré tout. Entourés d'eau de toute part, il n'y avait plus que Dieu pour les juger. Ils se réapprovisionnèrent sur la terre ferme et repartirent à l'aventure d'un commun accord. Ils se fixeraient quand ils trouveraient le bon endroit pour vivre leur amour.
Theodebert renonça à son habit de moine,  et apprit à manoeuvrer le bateau en suivant les directives de Ulf. Comme ils avaient le temps, et que Theodebert était enfin prêt à l'écouter, Ulf lui parla de leurs vies antérieures, en commençant par leur toute première rencontre.

mardi 26 février 2013

A travers les âges - 59

Le lendemain matin, des coups martelés à la porte les réveillèrent. Ulf, dans sa toute sa glorieuse nudité alla ouvrir tandis que Theodebert se cachait dans les fourures, pâle à l'idée de voir quiconque après ce qu'il avait fait avec le géant blond. C'était Svein. Ulf l'invita à entrer et les deux frères discutèrent un moment.
Après le départ de Svein, Ulf résuma la situation à Theodebert : Inga était allée se plaindre au chef du village et Ulf était convoqué pour défendre son point de vue.
– Pendant que j'exposerai mon cas au chef et à ses deux conseillers, il vaut mieux que tu restes ici, enfermé, à l'abri.
Theodebert approuva. Sa présence aux côtés de Ulf n'arrangerait rien.
Malgré tout, quand le viking le laissa, le moine eut bien envie de le retenir. C'était angoissant de demeurer seul dans cette maison étrangère. Sans le géant blond, elle paraissait immense et vide, et la conscience de Theodebert le tourmentait plus que jamais. Il était impardonnable, au-delà du repentir. Les choses ne pouvaient que mal se terminer. Le moine se mit à genoux devant le foyer et pria pour le salut de leurs deux âmes.
Ulf revint en fin de matinée, le visage sombre.
– J'aurais dû me montrer moins direct avec Inga. Elle est tellement furieuse contre moi qu'elle a demandé à ce que notre cas soit porté à l'assemblée régionale.
– Qu'est-ce que cela veut dire ?
– Le chef du village a prononcé notre divorce et m'a jugé coupable, me chargeant de compenser les torts que je causais à Inga. L'affaire aurait dû en rester là, mais mon ancienne épouse, enragée à mon égard a fait valoir que mon cas était plus grave. Elle a tempêté tant et si bien que le chef a accepté de s'en référer à une autorité supérieure, ce que je n'avais pas prévu et qui s'annonce mauvais pour nous, peu de villages tolèrent comme le nôtre que deux hommes se mettent en couple. L'autre mauvaise nouvelle, c'est que dans ma tentative pour apaiser Inga, j'ai perdu la maison à son profit. Svein a accepté de nous héberger en attendant le jugement de l'assemblée, ce qui nous évite de devoir dormir à la belle étoile, mais nous mets dans une situation peu confortable, Svein n'étant pas exactement heureux de l'amour que je te porte.
– C'est d'autant plus généreux de sa part de nous accueillir, nous qui nous sommes égarés sur le mauvais chemin.
– Je ne suis pas d'accord avec toi pour la seconde partie, mais laissons ça de côté... Je dois rassembler quelques affaires avant que nous partions.

lundi 25 février 2013

A travers les âges - 58

La visite de l'intérieur fut rapide. Il y avait une grande salle commune quasiment dépourvue de meubles, à l'exception d'une longue banquette recouverte de fourrures, d'une table, et d'un foyer de pierre, et deux pièces plus petites dont une chambre dotée de deux grands coffres cloutés et d'un vaste lit orné à la tête par deux animaux sculptés.
Theodebert se rendit compte qu'ils étaient seuls dans la maison et sentit nerveux. A haute voix, pour combler le silence qui s'était installé, il s'étonna que les lieux soient déserts.
– Nous n'avons que peu d'esclaves, ils ne résident pas ici et à cette heure, ils doivent être aux champs. Mais ta place à toi, elle est dans mes bras, affirma Ulf en attirant le moine contre lui.
Theodebert secoua la tête.
– C'est celle de ta femme.
– Tes yeux disent tout autre chose.
Theodebert clôt ses paupières pour que Ulf ne puisse plus lire en lui, mais tout ce qu'il gagna fut un baiser, ce qu'il avait voulu éviter, tout en l'appelant de ses vœux. Il puisa la force de le repousser dans la croix que lui avait offert ses parents et qui était toujours coincée dans la ceinture de sa robe de bure. Une main sur le torse de Ulf, une sur la croix.
– Que serres-tu si désespéremment ? demanda Ulf avant de lui voler l'objet d'un mouvement vif pour l'examiner.
Theodebert leva le bras pour lui reprendre, mais le baissa aussitôt, ne voulant pas se comporter comme un gamin auquel on aurait pris son jouet favori.
– Elle est joliment ouvragée.
– C'est mon père qui l'a fabriqué. Rends-la moi, je t'en prie.
Ulf obtempéra et déclara :
– Je pourrais moi aussi t'en confectionner une. Je suis plutôt doué pour travailler le bois. C'est moi qui ai scultpté les ours du lit.
Ils étaient splendides et cette nouvelle facette du géant blond plut à Theodebert.
Ulf continua :
– J'aurais pu rester ici comme artisan, mais naviguer me permettait de voir du pays et me donnait plus de chances de te rencontrer. Ce qui s'est produit. Je ne m'attendais cependant pas à te trouver dans un monastère.
Cette vie réglée et rythmée par les prières semblait lointaine, comme une autre vie. Avec Ulf, Theodebert découvrait un monde nouveau, effrayant, mais plus libre. Il se mit à chanter. Il n'avait pas besoin d'attendre None ou Vêpres. Ici, cela n'avait pas d'importance... Le visage souriant du géant blond le prouvait.
Ils passèrent une soirée délicieusement tranquille, comme s'ils avaient été seuls au monde. Peu après un modeste dîner, quand Ulf chercha à l'embrasser, Theodebert protesta à peine. Un gémissement plaintif lui échappa quand la main du viking se glissa sous sa robe, remontant le long de sa jambe jusqu'au haut de sa cuisse, mais il le laissa faire. Le plaisir éprouvé valait tous les remords du monde. Il s'abandonna à Ulf, le touchant timidement en retour, essayant d'étouffer en lui la voix qui lui répétait qu'il était un horrible débauché dépourvu de tout sens moral. Quand ils s'unirent devant le foyer de pierre sur des fourures empilées à la hâte, des larmes coulèrent le long des joues de Theodebert. Il était triste de penser que pareil bonheur fusse considéré comme un péché.

vendredi 22 février 2013

A travers les âges - 57

Ulf fit brusquement volte-face et revint vers Theodebert au pas de charge, son épouse et son frère sur ses talons. Il détacha le moine, repoussant d'un coup de coude Svein qui voulait l'en empêcher. Un vieux viking s'emmêla. Ulf s'expliqua et dut les convaincre du bien-fondé de son action. Le vieux acquiesça, et Svein s'immobilisa. La jeune femme, elle, était en revanche passée de l'incompréhension à la colère. Ulf l'ignora et s'adressa en latin à Theodebert :
– Je t'emmène chez moi. Tu es ma part de butin. Mon plus précieux trésor.
– Mais ton épouse... protesta le moine.
– Inga ? Je vais me séparer d'elle, et elle, de moi. Ce n'est pas comme si elle allait supporter que je fricote avec un esclave sous son nez. La polygamie est autorisée, mais l'homosexualité est tout juste tolérée au village...
Svein en dépit de sa maîtrise incomplète du latin, lança à son frère :
– Tu es devenu fou !
Theodebert partageait cette opinion. Une part de lui s'en réjouissait tandis qu'une autre se flagellait. N'avait-il pas juré qu'il saurait désormais résister à la tentation ? Ulf était marié et parlait de briser ses liens avec une affreuse légèreté, mais tout ce que Theodebert réussissait à entendre, c'était « Je t'aime et rien, ni personne n'a plus d'importance que toi. » Cela tenait tout de même de la pure démence. Ils étaient deux hommes, il était moine, ils ne se connaissaient que depuis quelques jours... à moins bien sûr qu'ils n'aient vraiment partagé plusieurs vies... non, c'était un blasphème de penser ainsi... et en même temps, son attirance pour Ulf était si forte... Tout était si confus ! Et ce n'était pas la dispute entre Svein, Ulf et Inga qui pouvait l'aider à y voir plus clair.
La jeune femme giffla soudain son mari avec une incroyable violence, jeta le trousseau de clefs qu'elle portait à la ceinture à ses pieds, bouscula Theodebert et partit. Svein, après une dernière réplique à l'intention de son frère lui courut après.
– Comme il a compris que rien ne me ferait changer d'avis, il veut essayer de la convaincre de ne pas tenir compte de ma folie, t'accusant de m'avoir ensorcelé.
Pour Theodebert, la magie qu'elle soit blanche ou noire n'existait pas et qu'on lui donne le pouvoir d'envoûter les gens lui semblait ridicule. Pourtant, il avait la curieuse impression qu'on l'avait déjà traité d'ensorceleur par le passé alors même que jamais rien de semblable ne lui était arrivé. Il n'en parla pas à Ulf, sûr que celui-ci lui suggérait que cela avait dû se produire dans une autre vie. A la place, il lui demanda s'il ne s'inquiétait pas des conséquences de ses actes. Sans répondre, Ulf lui désigna sa maison. C'était une bâtisse tout en longueur qui ressemblait à un bateau renversé.

jeudi 21 février 2013

A travers les âges - 56

Dieu merci, à part Svein, personne ne pouvait se douter de leur véritable relation. Oui, sûrement les vikings s'imaginaient que Ulf voulait se convertir à la religion chrétienne et que c'était pour cela qu'il était intervenu pour défendre le moine. Theodebert avait beau se rassurer ainsi, il craignait que tout le monde sache comment il tremblait dans ses bras, combien il appréciait les baisers de cet homme infidèle et non-croyant. Il n'était pas impossible qu'un de ses compagnons d'infortune ait constaté ses brèves absences la nuit ou remarqué Ulf. Que nul n'ait rien dit, ne signifiait rien. Si Svein les avait vus, d'autres avaient pu également.
Les hommes du Nord parlèrent beaucoup entre eux avant que Ulf et celui qui avait frappé Theodebert  ne soient relâchés. Les vikings qui s'étaient attroupés autour d'eux, se dispersèrent.
Dans l'après-midi, le voyage en mer toucha à sa fin. Les vikings tout à leur bonheur d'être rentrés chez eux, semblaient avoir oublié l'incident du matin. Les paysans inquiets de l'avenir incertain qui se profilait à l'horizon, n'avaient pas non plus interrogés Theodebert. Le soulagement qu'éprouva le moine ne fut toutefois pas total, lui aussi appréhendait ce qui allait arriver quand ils seraient de retour sur la terre ferme, en pays inconnu, au milieu des terribles hommes du Nord.
Des vieux, des femmes et des enfants vinrent assister à leur débarquement sur la plage. Une ambiance festive régnait. Les vikings étaient contents de retrouver les leurs. Au milieu de cette joyeuse foule, les prisonniers étaient ignorés. Theodebert, du sable plein les sandales, chercha Ulf des yeux. C'était plus fort que lui. Les hommes du Nord étaient tous plutôt grand, mais Ulf l'était particulièrement, ce qui le rendait plus facile à repérer. Le géant blond n'était pas loin, une jeune femme élancée accrochée à son bras. Son épouse. Theodebert tourna la tête, honteux et jaloux, puis coula un nouveau regard en direction du couple. Ses yeux croisèrent alors ceux d'Ulf. Les bruits autour de lui, les personnes, les cordes qui entravaient ses poignets et ses chevilles, tout disparut, et pendant un instant, il n'y eut plus qu'eux.
Ulf se libéra des mains de son épouse, l'abandonna et se dirigea droit vers Theodebert, mais Svein se mit en travers de son chemin et la jeune femme élancée le rattrapa. Svein était furieux, l'épouse confuse, Ulf contrarié. Ils discutèrent avec animation jusqu'à ce que finalement Ulf tourne le dos aux prisonniers et s'éloigne. Theodebert en éprouva une déception cuisante alors même qu'il savait que c'était pour le mieux et qu'espérer autre chose faisait de lui une mauvaise personne. La place de Ulf était aux côtés de sa femme, et la sienne auprès de Dieu, même si vu ce qu'il ressentait pour Ulf, il ne pouvait guère plus y prétendre. Les chances qu'il retourne au monastère étaient de toute façon minces.

jeudi 7 février 2013

A travers les âges - 55

– Tu m'en veux d'être marié ? C'est vrai que je le suis, mais ce n'est pas comme si je l'avais choisi. Mon père m'y a contraint, car cette union était favorable à notre clan. Je ne voulais pas te le cacher, j'ai juste oublié, car pour moi, ma femme n'a pas d'importance, toi seul compte...
Theodebert détourna le visage quand Ulf essaya de l'embrasser et seules les moustaches du viking chatouillèrent sa joue.
Ulf poussa un long soupir et lâcha :
– Et dire que pour la première fois depuis que nous nous croisons, tu ne me repoussais pas vraiment...
– La réincarnation n'existe pas, rétorqua Theodebert.
Il avait été trop indulgent jusque là avec cette histoire.
– J'aimerai te donner raison, et comme tout le monde, ne pas me souvenir de mes vies antérieures.
Theodebert perçut la souffrance de Ulf, un écho à sa peine. Elles n'avaient pas la même origine, et pourtant... Il garda pour lui les mots réconfortants qui lui brûlaient les lèvres, il avait besoin de réfléchir.
– Je ferais mieux de te ramener auprès des autres prisonniers, conclut Ulf.
Les nuits suivantes, il ne se montra pas, mais ce n'est pas pour autant que Theodebert réussit à se sentir mieux. Le géant blond lui manquait et ce n'était pas les regards noirs que venaient lui lancer Svein de temps à autre la journée qui pouvait y changer quoique ce soit.
Leur désœuvrement devenait pénible. Les vikings se contentaient de leur faire nettoyer le pont. Peut-être ne les considéraient-ils pas assez musclés pour les faire ramer ou peut-être ne souhaitaient-ils pas leur apprendre ?
Au bout d'une semaine, Theodebert, à bout de nerfs, célébra le jour qui se levait en chantant à pleins poumons, sans se soucier de rien. Un viking furibond se précipita vers eux. Un des paysans tira sur sa robe, insistant pour qu'il se taise, mais le moine en avait assez de contenir sa voix, assez d'être attaché, assez d'étouffer ses sentiments, assez d'attendre une visite nocturne d'Ulf qui ne venait pas.
Le viking lui fit signe de cesser, puis, comme Theodebert continuait, il lui jeta son poing à la figure. Le coup brutal fit tomber le moine sur les fesses. Quand il voulut se relever - chose délicate avec les mains et les chevilles liées - l'homme du Nord le renvoya à terre d'une pichenette et s'esclaffa.
Soudain, Ulf fut là. Il décocha une droite au viking qui avait frappé Theodebert. Les choses auraient sans doute dégénéré en combat sérieux, si Svein n'était pas intervenu à son tour. Cependant le mal était fait. En protégeant le moine, Ulf avait révélé qu'il lui accordait une importance étrange.
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Pause jusqu'au 21 février. La faute au moral. Le besoin de prendre du recul, de réfléchir.

mercredi 6 février 2013

A travers les âges - 54

Ulf  fit comme il l'avait dit. La journée, Theodebert le guettait malgré lui, en vain, chantant à mi-voix à intervalles réguliers comme s'il avait encore été au monastère, en dépit des protestations de certains de ses compagnons d'infortune. La nuit, quand ces derniers étaient endormis, ainsi que la majeure partie de l'équipage du navire, Ulf venait le chercher.
Theodebert se laissait embrasser, sans se défaire d'un profond sentiment de culpabilité, et apprenait à connaître le géant blond. Ulf était loin d'être une brute sans foi ni loi, il avait du coeur, et était  ouvert au christianisme, à défaut d'être croyant. Le moine attendait les couchers de soleil avec impatience.
Cette nuit-là, il priait, paupières closes, persuadé que Ulf ne tarderait pas, quand une main s'abattit sur sa bouche. Il comprit que ce n'était pas Ulf, et un cri lui échappa. Son agresseur l'étouffa, enserrant douloureusement la mâchoire du moine et le tira loin des autres, jusqu'au bord opposé du navire.
– Silence ou... cracha l'homme dans un latin maladroit, portant son autre main à la gorge de Theodebert qui hocha la tête, en signe d'assentissement.
Son agresseur passa devant lui, lui faisant face, restant prêt à l'étrangler au moindre bruit qu'il oserait émettre, maintenant qu'il avait dégagé sa bouche. La lune étant couverte de nuages, Theodebert ne put l'identifier. Ce furent ses propos qui lui permirent de déduire qu'il s'agissait de Svein, le frère de Ulf.
– J'ai repéré votre manège. Arrête de séduire mon frère. Il est marié ! Si tu continues, je te donnerai aux poissons !
La menace horrifia moins Theodebert que d'apprendre que Ulf avait une épouse. Une vague de tristesse le submergea. Il avait cru aux mots d'amour du géant blond. La colère d'avoir été trompé chassa son chagrin, mais elle ne dura pas. Il avait trahi ses voeux, lui aussi. Ils étaient coupables tous les deux. Maintenant qu'il savait, il saurait se défendre de la tentation. Il allait se repentir.
– Tu as compris ? demanda Svein, le poussant en arrière contre le bastingage, montrant qu'il ne plaisantait pas.
Theodebert, du coin de l'œil vit les effrayantes eaux noires, mais il n'avait pas besoin de ça pour acquiescer.
Ulf bondit soudain entre eux pour séparer son frère du moine. Il renversa Svein et ils roulèrent sur le pont, tout en se disputant dans leur langue natale. Cependant, ils se calmèrent vite, et se séparèrent. Svein s'éloigna, Ulf resta.
– Tu n'as rien ?
Theodebert secoua la tête, seul son coeur saignait... Ulf voulut le prendre dans ses bras, mais Theodebert se déroba.

mardi 5 février 2013

A travers les âges - 53

Les confessions terminées, Theodebert se rendit compte que Prime et Tierce étaient passés sans qu'il célèbre le Seigneur. Il se mit à chanter, puisant du réconfort dans les psaumes. Trois des prisonniers lui demandèrent de se taire : ils avaient peur que les vikings l'entendent et punissent tout le monde. Le moine se contenta de baisser la voix. Le chant l'aidait à se libérer de sa culpabilité et de ses angoisses.
Quand les dernières notes se furent éteintes sur ses lèvres, les paysans évoquèrent le sombre avenir qui les attendaient. Theodebert ne se mêla pas à leur conversation et à sa grande honte, ses pensées dérivèrent vers Ulf. Il n'aurait pas dû avoir envie de le revoir, pas dû chercher à l'apercevoir...
En début d'après-midi, le calme qui régnait sur le bateau laissa place à une grande animation. Les pirates du Nord revenaient avec le butin de leurs pillages. De là où ils étaient attachés, ils virent des hommes passer chargés de sacs et de paquets, puis les voiles claquèrent au vent, les gigantesques rames frappèrent l'eau et bientôt, le navire quitta la crique. Ils partaient. Un des paysans ne tarda pas à vomir. Un viking avec une mine dégoûtée leur apporta un seau et un balai pour qu'ils nettoient, mais même comme ça, l'odeur âcre resta incrustée dans les planches.
En fin d'après-midi, ils reçurent une assiette de bouillie de poisson et en début de soirée, deux gigantesques couvertures, puis la nuit tomba sans que nul ne s'occupe plus d'eux. Personne ne les surveillait, mais de toute façon, ils n'avaient aucun moyen de défaire leurs liens et aucun endroit où s'échapper.
Theodebert sommeillait, quand une main posée sur son épaule le fit sursauter. L'index de Ulf se posa sur les lèvres du moine pour lui signifier de se taire ; après quoi, il le détacha et l'entraîna vers un coin désert du pont. Theodebert aurait pu faire du bruit, réveiller les autres prisonniers ou alerter les autres vikings, mais il n'en fit rien. Quand Ulf, ses cheveux blonds auréolés par le clair de lune,  l'embrassa, il ne résista pas non plus. Il se morigénait intérieurement, se repprochant sa faiblesse.
– Je suis perdu, murmura-t-il, le baiser achevé.
– Je t'aime, se contenta de répondre Ulf, comme si cela pouvait tout résoudre, comme si c'était normal pour un moine de s'abandonner aux plaisirs de la chair dans les bras, non pas d'une femme, mais d'un homme.
Il colla une fois encore sa bouche aux lèvres de Theodebert qui ne le repoussa pas. Il ne pouvait s'empêcher de lui céder. Ulf lui expliqua ensuite que tant qu'ils seraient en mer, il ne pourrait pas passer du temps avec lui la journée, quand bien même, il le souhaitait. En revanche, il viendrait chaque nuit pour qu'ils puissent avoir un moment en tête à tête. Enfin, il le ramena auprès des autres prisonniers, attachant sans serrer ses poignets et ses chevilles.

lundi 4 février 2013

A travers les âges - 52

Quand ils arrivèrent en vue du bateau viking qui était amarré dans une crique, le géant blond cessa de le porter, gardant une main serrée sur son bras pour qu'il ne prenne pas la fuite. L'imposante tête de dragon qui ornait la proue du navire le rendait impressionnant. Theodebert se laissa conduire sur la plage, en traînant des pieds.
Ulf poussa un sifflement strident. Une barque fut mise à flot avec un viking à son bord qui rama jusqu'à eux pour venir les chercher.
– Sois docile et tout ira bien, recommenda le géant blond à Theodebert, comme la frêle embarcation approchait.
D'une voix forte, il s'adressa ensuite à l'autre viking. Le moine écouta, le front plissé, essayant sans succès de donner du sens à cette langue qu'il ne connaissait pas.
Sans prévenir, Ulf l'empoigna, le jetant une fois de plus sur son épaule, entra dans la mer et le déposa dans la barque avant d'entrer dedans à son tour. Elle tangua violemment, au grand effroi de Theodebert. Il ne savait pas nager et n'avait jamais posé le pied dans une quelconque embarcation de sa vie.
Ulf attrapa une rame et aida l'autre viking à ramener la barque contre le flanc du navire. Des cordes furent lancées le long de la coque. Ulf s'en empara d'une et se tournant, vers Theodebert, il lui demanda s'il préférait s'accrocher à lui pour grimper ou être attaché par la taille et hissé à bord. L'une comme l'autre des propositions glacaient le moine. Comme il ne répondait pas, Ulf choisit pour lui. Il se pencha vers Theodebert, noua ses bras autour de son cou, s'empara de la corde et commença à monter. Theodebert crispa ses doigts sur la tunique du viking, les yeux rivés sur les vagues,  angoissé à l'idée que s'il ne s'aggrippait pas assez fort, il tomberait dans les flots.
– Même si tu lâches, je me débrouillerai pour te rattraper, ne t'inquiète pas, lui souffla Ulf. Au pire, je plongerai après toi. Un bain de mer n'a jamais fait mal à personne, ajouta-t-il.
Theodebert ferma les yeux pour ne plus voir l'eau bouillonnante, mais les rouvrit aussitôt. Les paupières closes, sa proximité physique avec Ulf était trop troublante. Il sentait jouer les muscles de ce dernier sous l'étoffe.
Quand enfin, ils se retrouvèrent sur le pont, ce fut Ulf qui détacha les bras du moine. Theodebert, lui, n'en était pas capable, tellement la montée l'avait tendu. Ulf échangea quelques mots avec les vikings présents, puis conduisit le moine auprès des autres prisonniers, lui lia les pieds et les mains et le laissa. Theodebert le regarda s'éloigner avec un mélange de soulagement et d'inquiétude avant de faire connaissance avec ses compagnons d'infortune. Certains voulurent se confesser de leurs péchés. Theodebert n'était pas prêtre, mais il les écouta d'une oreille attentive, s'efforçant d'oublier ses propres fautes.

vendredi 1 février 2013

A travers les âges - 51

Ulf le fit glisser de son épaule de sorte à ce qu'ils se retrouvent nez à nez, les yeux dans les yeux, les lèvres toutes proches. Le moine retint son souffle. Il ne pouvait, il ne voulait pas et pourtant, il avait envie que le viking réduise à néant cet espace entre leurs deux bouches.
Le géant blond eut un sourire carnassier, il pressa étroitement Theodebert contre son torse et lui donna un baiser.
Theodebert ne chercha pas à s'y soustraire. C'était au-dessus de ses forces. Ce fut Ulf qui, au bout d'un long moment, détacha doucement ses lèvres de celles de Theodebert et déclara :
– Peu importe les règles et la morale... L'amour n'a ni âge, ni frontière, ni race, ni sexe, ni religion...
Theodebert secoua la tête, priant intérieurement Dieu de le libérer des tentations. Il n'avait jamais eu jusque là à résister aux plaisirs de la chair, jamais il n'avait touché ses parties intimes. Son seul péché avait été son trop grand amour du chant, mais à côté des désirs inavouables que l'homme du Nord lui inspirait, ce n'était rien.
Ulf caressa la tonsure du moine, le faisant frémir.
– Tu es adorable, même avec ton crâne rasé. Je souleverai bien ta robe pour te prendre, mais nous sommes trop exposés au milieu de ses champs, et surtout, je ne veux pas te faire de mal.
Le sens exact échappa à Theodebert, mais il comprit qu'il était question de sexe. Réalisant que loin de l'effrayer, la perspective lui plaisait, il paniqua. Il fallait qu'il s'échappe, qu'il s'éloigne de cet homme et se repente de ses pensées impures. Il se débrouilla pour remonter une de ses jambes et frappa les parties intimes de Ulf qui le lâcha. Theodebert tomba sur la terre labourée, se remit debout et courut droit devant, sans se retourner, avec l'énergie du désespoir.
Hélas, en dépit de la douleur qu'il avait dû causer au géant blond, celui-ci se remit vite. Il l'entendit l'appeler et s'approcher derrière lui. Theodebert releva sa robe pour accélérer l'allure, mais bientôt Ulf le talonna et finalement le plaqua au sol. Tout étourdi, Theodebert ne bougea plus. Le viking se redressa, cessant de l'écraser de tout son poids, l'attrapa par la ceinture et le jeta à nouveau sur son épaule.
– Je t'apprendrai à te battre, si tu veux. Ton coup manquait de force, même si tu ne m'as pas raté.
Le moine préféra se réfugier dans le silence. Ulf, après quelques tentatives pour parler avec lui, se mit en marche.