jeudi 28 mars 2013

A travers les âges - 81

Dake se pencha vers son professeur qui était revenu en arrière pour détailler comment il avait réussi à l'épouser et pressa ses lèvres contre les siennes. M.Toukka réagit au quart de tour. Il insinua sa langue dans la bouche de Dake et le renversa sur le canapé. Ce que ressentait l'adolescent était indescriptible. C'était nouveau, destabilisant, mais familier et agréable.
Le baiser n'en finissait plus. Le souffle manquait à Dake. A travers leurs vêtements, il sentait l'érection de son professeur contre la sienne. Enfin, Noah s'écarta légèrement.
– Je me suis laissé emporter, je crois, souffla-t-il, avant de se rasseoir à distance.
Dake se redressa sans mot dire, le coeur battant à tout rompre.
– Où en étais-je ? Ah, oui... Tu avais beau te montrer distant, je n'avais pas l'impression que tu sois complètement insensible à mes charmes,  et j'ai demandé ta main à ton tuteur légal, ton frère, comptant sur l'aide de ta mère qui semblait me considérer comme un bon parti.
Dake n'en revenait pas. M.Toukka continuait comme si de rien n'était, comme s'il ne lui avait  pas rendu avec passion son timide baiser !
– Vous croyez-vous en tirer comme ça, coupa-t-il, furieux.
– Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda M.Toukka.
– Je parle du baiser ! s'insurgea Dake.
Noah eut le bon goût de paraître gêné. Il se racla la gorge.
– Oh. Ça. Je suis enchanté, mais je ne veux pas te brusquer, à moins bien sûr que tu veux que nous allions plus loin dès maintenant ?
Dake avait oublié que s'embrasser n'était jamais qu'une première étape. Passer à la suivante, c'était aller trop vite, même si une petite voix en lui soufflait que non. En un sens, il le connaissait depuis des siècles, mais en vérité, cela ne faisait jamais que quinze jours. Que Jehan et tous les autres fassent parti de M.Toukka n'empêchait pas ce dernier d'être un quasi-inconnu.
– Reprenez... Reprends l'histoire, marmonna-t-il, sans oser croiser les yeux gris de Noah.
Il y eut un silence, puis M.Toukka reprit :
– Très bien. Ta mère m'était en effet favorable, mais chose rare, elle ne voulait pas te marier contre ton gré. Quant à ton frère, à qui le dernier mot revenait, il était dans une impasse. Il se devait de refuser mon offre, comme toutes les autres, tu n'étais après tout, qu'un jeune homme travesti en femme. En même temps, il savait que plus le temps passerait, moins tu ferais une fille crédible. Si ta mère resterait aveugle, désireuse de préserver la fiction que sa fille chérie était en vie, ce ne serait pas le cas des autres gens. Il ne restait plus qu'à compter sur le fait que ton époux voudrait éviter le scandale qui ne manquerait pas s'éclater s'il osait révéler qu'il avait épousé un homme.

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Prochain épisode : mardi 2 avril. Je vous souhaite en avance de joyeuses Pâques !

mercredi 27 mars 2013

A travers les âges - 80

– ...Tu m'as donné un coup de poing dans le ventre et après une insulte bien sentie, et méritée, je suppose, tu es parti dans un grand envol de jupons. Je ne soupçonnais pas encore ton véritable sexe, mais je me rappelle avoir été surpris. Une giffle eut été plus féminin, surtout pour une demoiselle de ton  rang. Je ne me suis pas découragé pour autant. Je me suis rendu aux mêmes bals et soirées que toi, t'invitant à danser. Tu n'avais dû rien dire à ta mère sur le baiser et tu n'osais refuser mes propositions. Cependant, c'est à peine si tu ouvrais la bouche sur la piste. J'ai bien dû te présenter mes excuses cent fois, mais tu ne voulais pas les accepter. Ma seule consolation est que tu ne semblais favoriser aucun des prétendants à ta main.
– Cela semble logique puisque j'étais en fait un mec, intervint Dake.
– C'est sûr que cacher ça à son mari, cela s'apparente à une mission impossible... Mais où en étais-je ?
– J'envoyais promener tous ceux qui me couraient après... Mais tout cela ne me dit pas pourquoi je me travestissais ? J'étais en mission d'espionnage ? Cela me plaisait ? Vous le savez, non ?
– Certes, j'ai fini par l'apprendre et je vais y venir, si tu me laisses continuer.
Dake protesta, c'est tout de suite qu'il voulait savoir ! M.Toukka, devant son insistance s'inclina :
– Très bien, je t'explique. Quand tu avais dix ans, peu après que  ton père soit décédé dans un accident de chasse,  ta jeune soeur a succombé à une forte fièvre. Vous vous ressembliez beaucoup, et ta mère, folle de chagrin t'a confondue avec elle. Ton frère aîné, encore bien jeune à l'époque, t'a encouragé à entrer dans son jeu. Sans l'aide de ta mère, gérer les affaires de la famille était bien trop lourd pour lui. Ton « toi garçon » a prétendument été envoyé en pension tandis que tu devenais ta soeur.
– C'est complètement dingue ! s'écria Dake.
– Mais vrai. Seulement, ni ton frère ni toi n'avez su comment arrêter cette mascarade qui a perduré jusqu'à ce que tu sois en âge de te marier. Il faut dire que dès que sa « précieuse fille » attrapais ne serait-ce qu'un léger coup de froid, ta mère était dans tous ses états. Vous avez donc continué, d'autant plus que toi, c'était quand tu revenais soit-disant de pension et que tu enfilais tes habits de garçon que tu avais le sentiment de jouer un rôle. Evidemment, j'aurais préféré savoir tout ça avant notre nuit de noces que tu n'as eu cesse de repousser, craignant ma réaction. Je t'ai dit que cela ne changeait rien pour moi et je te l'ai aussitôt prouvé en te caressant partout... Oui, malgré tout, cette nuit-là a été jouissive.
Dake décida que M.Toukka faisait exprès d'insister sur leurs moments d'intimités. Il résista à l'envie de lui jeter à la figure que, lui aussi, il semblait captivé par le passé, autrement plutôt que de parler de ça, pourquoi ne l'embrassait-il pas !? Et soudain une pensée frappa l'adolescent, il n'avait pas besoin d'attendre que M.T... Noah fasse le premier geste. D'accord, il n'était pas expérimenté dans cette vie, mais il pouvait se référer aux autres.

mardi 26 mars 2013

A travers les âges - 79

Dake resta interdit. Que M.Toukka marchande était inattendu, d'autant plus que sa demande était modeste. Il semblait à Dake que son professeur aurait pu exiger plus, comme un baiser, par exemple. En même temps, appeler son professeur de façon familière, c'était super embarrassant.
– S'il te plaît, Noah, dit-il de la voix la plus naturelle qu'il put.
Un éclatant sourire de M.Toukka récompensa son effort.
– Voyons... C'était au dix-septième siècle. J'étais un marquis, je m'appelais Eustache. Et toi, tu étais une jolie jeune fille...
– Je croyais que vous vous concentriez sur les vies où nous étions de même sexe, interrompit Dake.
– C'est le cas. J'allais dire « du moins en apparence. » Tu étais travesti quand nous nous sommes rencontrés. Nous étions à un bal et à l'âge de trente-six ans, en tant qu'héritier, mes parents me pressaient de prendre épouse.
Dake cligna des yeux. Ce n'était pas comme d'habitude. Il n'était pas comme transporté dans le passé. Il était désespéremment là, assis sur le canapé juste à côté de M.Toukka. Il arrêta son professeur :
– Attendez. Vous êtes sûr que c'était vraiment moi, cette jouvencelle ?
Encore sous l'influence de sa vie au Moyen Âge, le terme lui avait échappé.
– Oui, bien sûr.
– Mais rien ne me revient !
M.Toukka remonta ses lunettes sur son nez.
– Si l'on songe aux autres fois, c'est étonnant. Cependant, à l'échelle de tes autres vies, cela ne l'est pas. Est-ce que tu préfères que je ne poursuive pas ?
– Non, non.
– Ce jour-là, quand je t'ai repéré sur la piste de danse, mon coeur s'est arrêté de battre. Tu étais belle comme un ange avec tes longs cheveux blonds remontés en chignon. Je me suis tout de suite renseigné sur toi. Tu étais la fille de la comtesse Helaimot et tu étais à marier. Nous étions du même monde, libres tout les deux, c'était parfait. J'ai attendu que le menuet se termine et je me suis débrouillé pour faire ta connaissance. Nous avons dansé ensemble une pavane. Tu étais adorable et je n'avais plus qu'une envie, c'était de t'embrasser. La danse achevée, je  t'ai entraîné dans les jardins sous prétexte d'admirer la fontaine fleurie de notre hôte. Là, au clair de lune, je n'ai pas pu résister plus longtemps, je t'ai attiré contre moi et j'ai capturé ta bouche rose et tentante...
Dake s'humecta les lèvres. Se souvenir d'une autre vie, c'était une expérience unique, très réelle et très troublante, mais entendre  M.Toukka raconter pour de vrai, c'était presque pire. Vraiment, comment son professeur pouvait-il lui sortir ça, sans passer à l'acte dans le présent ! C'était frustrant !

lundi 25 mars 2013

A travers les âges - 78

Dake qui se mit à pleurer, cacha son visage entre ses mains. Tous ses deuils qu'il avait vécu, toutes ses années à cuisiner et à attendre.
– Est-ce ta tête qui te fait souffrir, mon coeur ?
La sollicitude de M.Toukka toucha Dake, tout en avivant son chagrin. Dans cette vie-là, il ne lui avait rien dit sur leur passé commun, rien, alors que le poème prouvait qu'il se souvenait de tout, comme les autres fois.
– Est-ce que ta mort était pénible ? demanda M.Toukka.
Évidemment, il ne pouvait pas le savoir puisqu'il était mort avant. Dake essuya ses joues mouillées. La fatigue des ans l'avait emporté, mais Thomas qui était finalement resté au château, avait égayé ses vieux jours.
– Ça va... Vous n'avez jamais mentionné nos vies antérieures, grommela-t-il d'un ton accusateur.
– Non, c'est vrai. C'était inutile. Tu étais amoureux d'une autre, tu me traitais comme un gosse, puis tu étais marié avec un enfant en route, après quoi tu étais fraîchement veuf et dans l'embarras... Et, enfin, quand je t'ai dévoilé mes sentiments, tu les as acceptés, aussi, j'ai préféré ne pas compliquer les choses.
L'explication se tenait, mais Dake restait contrarié, il se plaignit donc d'autre chose :
– Je n'arrive pas à croire que j'ai pu mener une vie aussi déprimante. Je m'imaginais le Moyen-âge comme une période plus palpitante... Tout ce que j'en ai vu, c'est une vaste cheminée et une montagne de légumes, de viandes et d'épices !
M.Toukka eut l'air de trouver cela amusant. D'un ton docte, il déclara :
– Les films et les livres ont tendance à ne montrer que les côtés « glamour » de l'époque. L'amour courtois, les hauts faits des preux chevaliers accompagnés de leurs fidèles écuyers, mais le Moyen-âge, c'est aussi, les serfs, la guerre, la famine, la peste.
Dake frisonna. Comment pouvait-il en parler de façon aussi détaché et professorale alors qu'il était mort de cela ? Et d'ailleurs, comment était-ce possible d'avoir une vie normale et sereine avec des souvenirs de tout ça !? Jehan âgé de treize ans à peine, l'avait reconnu.
– Vous vous souvenez de tout, vraiment tout dans chacune de vos vies, dès votre naissance ? demanda-t-il.
– Non, cela ne vient que plus tard. Vivre au présent est une chose naturelle dans la petite enfance, ce n'est donc qu'en grandissant que mes vies antérieures me reviennent. Mais quelque soit l'âge où cela m'arrive, cela reste perturbant. Heureusement, j'ai acquis de l'expérience au fil des siècles et finis par apprendre à garder pour moi les connaissances que je ne suis pas supposé avoir. Il suffit de compartimenter, de vivre au jour le jour. Ceci dit, à la puberté, cela redevient délicat.
Dake rougit en repensant à tout ce qu'il savait sur le sexe sans jamais avoir rien fait... dans cette vie. Il remarqua que le genou de M.Toukka était toujours contre le sien et chercha à changer de sujet :
– Vous me racontez la suite ?
– Déjà ? Et ta tête ?
Elle pulsait légèrement. Mais ce qui gênait Dake, c'était son excitation grandissante. Les caresses intimes de Jehan étaient encore toute fraîches dans son esprit... De même que son chagrin en apprenant son décès. Cette vie-là avait été si triste. Mariette, sa toute petite fille, Jehan... Non, il n'avait pas envie de s'attarder sur ses souvenirs-là.
– Ça va, affirma-t-il.
M.Toukka soupira, puis déclara :
– Très bien, continuons, mais à condition que tu me tutoies et que tu m'appelles par mon prénom...

vendredi 22 mars 2013

A travers les âges - 77

Pourtant, l'année suivante, alors que cela faisait à peine trois jours que Jehan était revenu, Gui le laissa caresser son membre et fit de même, en dépit de la honte qu'il éprouvait et de la peur qu'ils soient découverts...
Il aurait voulu reprendre Thomas, mais le garçonnet aimait la vie qu'il menait, aussi Jehan et lui repartirent sur les routes.

Ce jeu du chat et de la souris dura des années. Une fois par an, caresses et baisers étaient échangés à la faveur de la nuit, dans des coins sombres où nul ne pouvait les voir. La peur au ventre, Gui jouissait malgré tout sous les doigts habiles de Jehan.
Chaque fois le troubadour essayait de persuader Gui de quitter le château, de s'abandonner davantage, mais Gui ne voulait pas. Il ne pouvait ni oublier l'histoire du chevalier et de son écuyer ni se défaire de ses sentiments de culpabilité.

Un hiver, ni Jehan ni Thomas ne se montrèrent. Gui ne put que se ronger les sangs, se rassurant, se rappelant qu'une année aussi, ils n'étaient arrivés qu'au printemps. Mais les serfs moissonnèrent sans que Thomas et Jehan ne débarquent.
A l'automne, un matin, Thomas se faufila comme un voleur dans la cuisine et se glissa auprès de Gui dont le coeur se gonfla de joie en le voyant.
– Ce soir, à la potence, chuchota Thomas avant de disparaître comme il était venu.
Cela rappela à Gui sa première rencontre avec Jehan... Thomas avait à peu près le même âge que le troubadour à l'époque.
Ce jour-là, Gui eut hâte que le soleil se couche. Après ces longs mois d'inquiétudes, il avait hâte de bavarder avec son fils et de revoir Jehan. Il leur tirerait les oreilles d'avoir tant tardé.
Gui remarqua de suite que seul Thomas l'attendait au lieu de rendez-vous.
– Où est Jehan ?
Son fils eut l'air triste et gêné.
– La peste l'a emporté, lâcha-t-il.
Les épaules de Gui s'affaissèrent. Il se sentait soudain bien vieux et bien fatigué. Jehan était mort. Il n'aurait plus à se défendre de ses baisers, plus à résister à ses yeux gris emplis d'amour. Fini les mots tendres murmurés au creux de l'oreille... Fini. Une larme roula sur la joue de Gui. Il ne lui avait jamais dit à quel point il lui était précieux. Jamais. Par peur, par fierté. Et maintenant, c'était trop tard.
– Je suis content que toi, tu sois en vie, déclara Gui, tentant d'avaler la boule de chagrin qui obstruait sa gorge.
– Il m'a confié un message pour toi. Il m'a dit de te rappeler du poème qu'il t'avait appris, qu'il avait écrit pour toi.
Gui remercia son fils et chercha à se remémorer. Par bribes, les vers lui revinrent.
« L'amour n'a pas qu'un visage,
Gravé dans le coeur,
A travers les âges... »


jeudi 21 mars 2013

A travers les âges - 76

L'hiver ramena Jehan et Thomas. Si le petit avait les joues bien remplies, le troubadour lui semblait plus maigre que jamais. Leurs retrouvailles se firent au clair de lune, dans la cour du château. Thomas se montra timide avec son père et au bout d'un moment, Jehan l'envoya jouer un peu plus loin. Gui lui demanda si cela avait été dur et Jehan avoua que oui. Il avait fallu porter beaucoup le petit car il ne pouvait pas marcher vite ou longtemps, parfois aussi, il avait gâché le spectacle, mais rarement. Le vrai problème, c'est que Jehan n'avait pas été très inspiré...
– Et toi, comment ton année s'est passé ?
– Le seigneur a organisé beaucoup de banquets et nous avons été bien occupés, répondit Gui, songeant en lui-même que cela lui avait permis de ne pas trop penser que son fils était loin, et qu'il était veuf et seul.
Comme s'il avait perçu la solitude de Gui, Jehan demanda soudain :
– Tu envisages de te remarier ?
Gui ne voulait pas revivre la même histoire qu'avec Mariette. Il avait Thomas et Jehan, il n'avait besoin de personne d'autre.
– Non. Et toi, tu ne t'es pas trouvé quelqu'un ? La présence de Thomas t'a gêné ? s'inquiéta Gui.
– Non. Je te l'ai déjà dit, j'ai déjà rencontré l'élu de mon coeur. C'est juste que jusqu'ici les circonstances ne m'étaient pas favorables.
– Jusqu'ici ? répéta Gui.
Jehan se pencha soudainement vers lui et lui glissa à l'oreille, son souffle chaud effleurant la joue de Gui :
– C'est toi que j'aime.
Gui écarquilla les yeux et regarda autour d'eux, en panique. Si quelqu'un avait entendu Jehan, cela pouvait mal tourner. C'était un crime. Le chevalier et son écuyer qui avaient été découvert en train de folâtrer, avaient été castrés. Ils avaient récidivés malgré tout et cette fois, avaient été amputés d'un bras chacun. Cela ne les avait pas découragés, et surpris en train de s'embrasser, ils avaient été condamnés au bûcher.
Gui s'empressa de raconter l'histoire à Jehan, l'enjoignant à ne pas plaisanter avec cela.
– Je suis très sérieux, répliqua le jeune homme. Et content de voir que mes sentiments ne t'horrifient pas, ajouta-t-il.
Le front de Gui se plissa, en réalisant que c'était vrai. Cela ne le dérangeait pas, non. Pire, il se sentait étrangement remué par l'aveu. Le jeune homme lui était cher. Il ne voulait en aucun cas qu'il soit blessé.
– C'est impossible, marmonna-t-il.
– S'il n'y avait aucun risque de se faire prendre, pourrais-je t'embrasser ?
Le troubadour souriait, rayonnant de bonheur.
– Il ne faut pas, protesta Gui.
Parler à un sourd eut été plus efficace. Jehan proposa qu'ils aillent coucher Thomas avant de se dénicher un coin tranquille à l'abri des regards. Gui refusa. Jehan insista.
Durant tout l'hiver, il essaya de convaincre Gui, mais ce dernier tint ton. Ce n'était pas bien, c'était trop dangereux. Ils étaient deux hommes.

Cependant, la veille du départ de Jehan, il céda. Derrière un pillier, dans l'obscurité des écuries, leurs lèvres se touchèrent tout en douceur, puis de plus en passionnément. Jehan était comme affamé. Gui l'arrêta comme le jeune homme le pressait avec force contre son corps, dévoilant toute sa virilité.
Avec un soupir, Jehan le libéra et déclara à voix basse :
– Ne crois pas t'en tirer avec seulement un baiser quand je reviendrai, à moins bien sûr que tu ne nous accompagnes ?
Cela faisait de la peine à Gui d'être loin de son fils et de Jehan, mais il savait que c'était pour le mieux. Il n'avait rien d'un saltimbanque et, s'il était tout le temps avec Jehan, il ne saurait lui résister longtemps. Or, cette attirance était coupable. C'était mal vis-à-vis de Mariette, de son fils, de Dieu.

mercredi 20 mars 2013

A travers les âges - 75

– Je peux te le garder, moi.
Gui fronça les sourcils.
– Mais comment ?
– Il a presque deux ans, non ? Il pourrait récolter l'argent auprès des badauds... Je trouverai bien un moyen de l'intégrer au spectacle.
Une vie sur les routes pour son fils ? Non... Ici aussi, il pourrait bientôt se rendre utile, mais pas à ses côtés, car le cuisinier n'aimait pas les tous petits et il ne le voudrait pas dans ses jambes. Et qui aurait la patience, hormis Gui, d'apprendre à l'enfant à effectuer des tâches simples ? Jehan...
– Cela te compliquerait la vie. Pourquoi ferais-tu cela ?
– Par amitié.
– Laisse-moi y réfléchir... dit Gui, incertain de pouvoir accepter l'offre.
– Je compte passer l'hiver au château. Je pourrai faire connaissance avec le gamin.


Thomas et Jehan s'entendirent immédiatement. Le petit adorait la musique de Jehan qui s'était grandement amélioré depuis la dernière fois. L'enfant qui était turbulent et agité avec les femmes du château, était sage avec Jehan. Il se mit à suivre le troubadour partout, assistant sans participer aux spectacles donnés par Jehan au seigneur. Le troubadour, une fois les veillées terminées, rapportait Thomas endormi comme un bienheureux sur son épaule.
Gui fut vite convaincu qu'il pouvait confier son fils à Jehan pour au moins un an. De gamin insolent et chapardeur, le troubadour était devenu un jeune homme fiable malgré les quelques propos extravageants qu'il laissait encore échapper de temps à autre.
Malgré tout, c'est le cœur gros que Gui vit l'hiver se finir et le troubadour partir avec le fils que Mariette lui avait laissé. Jehan lui avait proposé de les acompagner, lui promettant de lui apprendre toutes les ficelles du métier, mais Gui n'avait pu se résoudre à quitter l'univers familier du château. Jongler, chanter, ce n'était pas pour lui.
Il se consacra complètement à son travail, redevenant une aide efficace pour le plus grand plaisir du cuisinier qui avoua avoir failli le renvoyer pour embaucher quelqu'un de plus compétent. Tous ceux qui entouraient Gui trouvaient bizarre qu'il ait abandonné son gamin à un saltimbanque, mais il s'en moquait. Lui, il savait qu'il avait fait le bon choix.

mardi 19 mars 2013

A travers les âges - 74

La naissance de leur enfant occupa Gui comme Mariette. Leurs journées déjà bien chargées s'en retrouvèrent alourdies, mais ils étaient heureux et fier de leur petit garçon baptisé Thomas.
Un an s'écoula sans que Jehan ne réapparaisse. Mariette tomba enceinte à nouveau. Deux saisons passèrent. Jehan ne revenait pas et Gui se rendit alors compte qu'il attendait son retour. Il avait envie de le voir et de lui présenter son fils.
Le temps filait. L'accouchement de Mariette se passa fort mal. Elle mourrut, mettant au monde une petite fille qui la suivit de peu dans la tombe. Gui fut anéanti par cette double perte. Son chagrin et sa peine furent aggravés par les soucis que lui causaient la garde de Thomas. Ce dernier était trop petit pour être laissé sans surveillance et les femmes du château n'avaient aidé Mariette que parce que la jeune femme se chargeaient de leurs enfants quand elle pouvait. C'était un échange de service. La mère de Mariette était morte et celle de Gui avait refusé. Elle avait encore trop d'enfants accrochés à ses jupes. Gui s'était arrangé avec les femmes du château moyennant finances, mais ses économies fondaient comme neige au soleil et la situation ne pouvait durer.
Tracassé, Gui multipliait les erreurs en cuisine et se retrouvait à abattre de la besogne supplémentaire pour se faire pardonner ses étourderies dignes d'un débutant.
Il achevait donc de nettoyer seul la cuisine, quand Jehan entra.
– Tu n'as pas encore fini ta journée ?
Gui eut un pauvre sourire. Le gamin saltimbanque devenu troubadour était de retour. La douleur qui ne quittait plus la poitrine de Gui depuis l'accouchement ensanglanté, s'en trouva allégée.
– Bientôt, murmura-t-il.
– Je n'ai pas vu Mariette, alors je me suis dit qu'il valait mieux venir t'informer moi-même de ma présence. Je guettais dans le couloir, j'ai vu le cuisinier sortir, mais pas toi...
– Elle est morte, il y a quarante-trois jours, coupa Gui, d'une voix altérée.
Plus jamais elle ne le préviendrait de quoi que ce soit, plus jamais elle ne s'extasierait sur les jongleurs, les ménéstrels et troubadour qui divertissaient le seigneur, plus jamais elle ne rirait aux éclats...
Jehan, sans un mot, s'approcha et l'enveloppa de ses bras.
Gui lui fit reconnaissant de son silence et de son étreinte réconfortante. Il se dégagea cependant rapidement. Se laisser aller ainsi, c'était faire preuve de faiblesse, il était un homme, pas un enfant.
Jehan demanda alors ce qui s'était passé et Gui le lui raconta succintement avant de lui confier ses inquiétudes par rapport à son fils.

lundi 18 mars 2013

A travers les âges - 73

Après son départ, la vie reprit son cours normal. Gui se surprit à regretter le gamin qui avait égayé leurs soirées avec ses jongleries et ses contes. Ni ses fiançailles avec Mariette, ni  leur mariage ne l'empêchèrent pas d'accorder de temps en temps une pensée à Jehan, se demandant s'il mangeait à sa faim.
Quand il réapparut plus d'un an après, le gamin n'en était plus vraiment un, il était toujours aussi maigre, mais il avait grandi. Il n'était pas venu parader en cuisine, aussi, c'est Mariette qui découvrit son retour pendant qu'elle faisait le service. Gui s'en réjouit.
Ce soir-là, il se rendit à la potence, espérant y trouver Jehan. Mariette, enceinte jusqu'aux yeux, ne l'avait pas accompagnée, trop épuisée pour cela.
Jehan était effectivement là, jouant un morceau étrange sur son luth. Il semblait être devenu un authentique troubadour, comme il l'avait dit. Il s'arrêta en voyant Gui et lui sourit.
– J'espérai que tu viendrai. Cela m'aurait embêté de devoir t'arracher à tes légumes.
Gui rit.
– Tu t'assagis, c'est bien.
– J'essaye... Mariette n'est pas avec toi ?
Que Jehan s'enquiert de l'absence de la jeune femme, étonna Gui. Durant son précédent séjour, Jehan avait à de nombreuses reprises cherché à l'écarter.
– Elle ne se sentait pas en état, elle avait besoin de s'allonger.
– Mes félicitations. Je l'ai aperçu dans la grand salle. A défaut d'avoir pu célébrer votre mariage, je pourrai peut-être chanter une berceuse à votre bébé.
Jehan ne resta cependant pas assez de temps au château pour cela. Si ses talents de conteurs étaient indéniables et appréciés, sa musique, elle, laissait encore à désirer et un ménestrel très doué lui faisait concurrence. Au bout d'une semaine, il repartit sur les routes, et Gui fut triste, même en sachant qu'il avait prévu de revenir. Il s'était attaché à Jehan, en dépit ou peut-être à cause de ses étrangetés.
Durant les quelques soirées qu'ils avaient passé ensemble en tête à tête, Gui avait été obligé d'écouter de nombreux morceaux et chansons que Jehan avait composés et qui parlaient invariablement d'amours oubliés. Et la seule fois où Mariette s'était jointe à eux malgré sa fatigue, Jehan avait fait l'éloge de Gui de façon éhontée, soulignant la chance que la jeune femme avait de l'avoir pour époux. Mariette avait reconnu que Gui était un merveilleux mari, et avait ajouté qu'elle était sûre qu'il ferait un bon père. Gui avait été horriblement embarrassé par l'avalanche de compliments.

vendredi 15 mars 2013

A travers les âges - 72

– Je l'ai déjà rencontré. Mais entre nous, cela semble impossible.
Gui se demanda s'il s'agissait de Aude, la fille aînée du seigneur, un joli brin de fille aux longues nattes brunes qui avait quinze ans et qui était promise au fils du château voisin.
– C'est ce que ce n'est pas la bonne personne, affirma-t-il pour le consoler.
Jehan protesta avec la dernière vivacité :
– Si, j'en suis sûr ! Mais c'est trop tôt et trop tard à la fois !
Gui, un très bref instant, eut l'impression que c'était de lui dont il s'agissait, mais il chassa aussitôt cette idée. Ils étaient de même sexe, c'était impensable.
– Tu es un étrange gamin, laissa-t-il échapper.
– On me l'a souvent dit. Une fois, on m'a même accusé de sorcellerie et j'ai échappé au bûcher de justesse.
– Tu devrais éviter de t'en vanter...
– Oh, c'est parce que c'est toi que je peux me permettre de mentionner cette mésaventure... Tu veux bien me consacrer tes soirées durant le temps que durera mon séjour au château ? Je te raconterai plein d'histoires de toute sorte !
Gui n'avait guère l'occasion de se divertir, mais tout tenté qu'il soit, il préférait passer son peu de temps libre avec Mariette. Il le dit, ce qui peina visiblement Jehan qui proposa que la jeune femme l'accompagne. Dans ses conditions, Gui accepta, sûr que sa mie serait ravie que le gamin saltimbanque qui contait mieux qu'un troubadour soit à sa disposition. Comme elle n'aurait pas à s'occuper du service, elle pourrait écouter ses histoires jusqu'au bout.
Durant les jours suivants, après leurs longues journées de labeur, ils se retrouvèrent donc et Jehan les régala d'histoires. Il parlait des pirates du Nord comme s'il en avait été un. Gui, malgré lui, était autant fasciné que Mariette.
Le dernier soir, avant que Jehan ne reparte avec la troupe de saltimbanques, Mariette ne les rejoignit pas au lieu de rendez-vous. Avant même que Gui ne s'en étonne, Jehan lui expliqua qu'il lui avait demandé cette faveur.
– Pourquoi ?
– Pour lui préparer une surprise. Je vais t'apprendre un poème d'amour. Ecoute :
« Liés par le fil de la destinée,
De toute éternité,
Ils étaient voués à se croiser,
Seul l'oubli pouvait les séparer.
L'amour n'a pas qu'un visage,
Gravé dans le coeur,
A travers les âges... »
Gui l'interrompit :
– C'est beau, mais vas-y doucement. Je ne vais jamais pouvoir le retenir autrement.
Jehan acquiesa et répéta les premiers vers avant de poursuivre. Quand il eut fini, Gui récita le poème à son tour. Quand il l'eut maîtrisé, vint l'heure de se quitter.
– Merci pour toutes les chansons et histoires... déclara Gui.
– Quand je reviendrai ici, j'en aurais plein d'autres dans ma besace. Peut-être serais-je un troubadour à part entière. Ne m'oublie pl...pas.
Là-dessus, Jehan tendit la main à Gui qui la lui serra, et ils se séparèrent.

jeudi 14 mars 2013

A travers les âges - 71

Contrairement à ce qu'il espérait, Gui ne put trouver Mariette pour lui expliquer la situation et c'est énervé qu'il se rendit à la potence. Il repéra Jehan de loin qui jongleait avec trois balles en sifflotant un air joyeux. Alors qu'il était encore à plusieurs pas de lui, Gui lui cria le fond de sa pensée :
– Qu'est-ce que tu me veux à la fin, hein ? Je n'ai même pas pu dire à ma mie que je ne pouvais pas la voir à cause de toi !
Jehan, d'un geste vif, rangea ses balles dans sa besace et le rejoignit avant de lui répondre :
– Je l'ai prévenu, rassure-toi. Ce que j'attends de toi, je ne peux pas te le révéler, cela t'horrifierait trop. Pour commencer, j'aimerai devenir ton ami.
Gui en resta bouche bé. Que le gamin avait-il pu raconter à Mariette ? Que lui chantait-il sur l'amitié avec tous les ennuis qu'il lui causait ?
– C'est hors de question. Tout ce que je veux, moi, c'est que tu cesses de me pourrir la vie, finit-il par jeter à la figure de Jehan.
Le gamin recula comme s'il avait été frappé, les yeux emplis de tristesse.
– Pardon. Ce n'était pas mon intention. Je ne souhaite que ton bonheur. Je suis désolé, murmura-t-il précipitamment.
Gui se sentit coupable. Après tout, Jehan n'avait rien fait de si terrible. La veille, il ne l'avait retenu que pour faire plus ample connaissance et il s'était débrouillé pour accaparer sa soirée pour la même raison. Pourquoi lui ? Cela lui échappait, mais ce n'était pas grave, ce qui comptait c'est que le gamin ne songeait pas à mal.
– Je te crois. Très bien. Bon, dis-m'en plus sur toi.
Aussitôt, le visage de Jehan s'éclaira.
– Je suis amuseur de rue depuis tout petit. C'est comme ça que j'ai survécu. J'ai rejoint une troupe de saltimbanques depuis peu, ce qui m'a rendu la vie plus facile. Avant, oui, c'était dur... J'ai été abandonné...
Il se tut. Gui qui n'avait rien à lui demander de particulier, se força à le relancer :
– Mariette m'a rapporté que tu connaissais plein d'histoires...
– Tu l'aimes vraiment ?
La question tombait comme un cheveu dans la soupe, mais Gui commençait s'habituer aux bizarries de son interlocuteur.
– Oui. Nous sommes presque fiancés. J'espère que nous pourrons nous marier le printemps prochain.
Jehan s'assombrit et soupira :
– Cela me rend jaloux.
Gui tenta de le réconforter :
– Ne t'en fais pas, tu trouveras bien quelqu'un, un jour aussi.
Le gamin parut encore plus chagrin.

mercredi 13 mars 2013

A travers les âges - 70

Mariette, sa mie, qui servait dans la grand salle ne tarissait pas d'éloges à son sujet. Plus tard, le dîner terminé, quand Gui retrouva Mariette avant que chacun ne regagne son dortoir respectif, cette dernière ne parla que du gamin  qui avait jonglé tout en racontant des histoires qui avaient fait ombrages à celles du troubadour présent. Il y était question d'amoureux transformés en arbres, de guerrier couturé de cicatrices conquérant le coeur d'une noble dame... Gui, agacé, jeta à la figure de sa belle que son « merveilleux conteur » n'était qu'un voleur, mais la jeune fille ne le crut pas.
– Tu n'es quand même pas jaloux, gros bêta !
Gui ne l'était pas. Jehan ne devait pas avoir plus de treize ans et ce n'était qu'un espèce de va-nus-pieds. Il n'avait en conséquence rien d'un rival. Cependant, sa journée avait été gâchée à cause de lui et cela ne lui faisait pas plaisir que sa mie chante ses louanges. Dieu merci, il n'aurait sûrement pas l'occasion de le revoir et il serait de toute façon bientôt parti...

Le lendemain matin, alors que Gui qui avait enfin digéré les désagréments de la veille, pétrissait tranquillement une grosse boule de farine, il vit tout à coup Jehan entrer dans la cuisine. Son audace le laissa pantois. Pas plus tard qu'hier, le gamin s'était introduit discrètement pour chaparder et voilà qu'il débarquait, le sourire aux lèvres comme si de rien n'était, comme s'il avait été le propriétaire des lieux. Son culot paya, car personne ne parut le reconnaître. Il fut quand même interpellé par le cuisinier :
– Que fais-tu dans ma cuisine ?
– Je me proposais de vous divertir d'un...
– Nous travaillons, nous n'avons pas besoin de distractions, coupa le cuisinier d'un ton aussi tranchant que le couteau qu'il avait à la main.
– Même pas d'une petite chanson à boire ? Je vous l'offre pour rien.
Le cuisinier hésita, puis refusa. Jehan s'inclina.
– Avant de vous laisser, sire, me permettez-vous de toucher un mot à l'un de vos aides ? De la part de sa mie.
Le cuisinier, sensible à l'appellation de « sire » accepta pourvu que cela ne dure pas. Gui déglutit, devinant que c'était à lui que Jehan allait s'adresser, et comme de juste, le gamin d'un pas sautillant, vint se mettre derrière lui.
– Rendez-vous à la potence, après la veillée.
Gui ne put objecter que le soir, il passait toujours un moment avec Mariette, le coquin ayant prétendu venir de la part de la jeune fille, aussi acquiesça-t-il, tout en se disant qu'il n'irait pas.
Jehan repartit immédiatement. Colin, l'aide qui travaillait à côté de Gui le taquina sur sa mie qui utilisait un messager comme les dames. Gui se contenta d'un grognement comme réponse. Plus il y réfléchissait, plus il se rendait compte qu'il avait intérêt à se rendre au rendez-vous. Sinon, ce maudit saltimbanque risquait de revenir le déranger en cuisine.

mardi 12 mars 2013

A travers les âges - 69

– Cela ne me dérange pas d'être ton prisonnier, bien au contraire, répliqua Jehan.
Gui fronça les sourcils. Le gamin était décidemment étrange.
– Qu'est-ce que tu faisais dans la cuisine, si ce n'était pas pour chaparder, hein ?
Les yeux gris de Jehan pétillèrent d'amusement et il sourit.
– J'étais bien venu récupérer un morceau à grailler, mais je n'ai pas été assez rapide. C'est dur de faire mon numéro le ventre vide devant des gens qui se remplissent la panse !
– Que je n'y te reprenne plus ! s'exclama Gui. Maintenant, ouste ! ajouta-t-il en cessant de lui tenir le bras.
Jehan ne bougea pas d'un pouce. Gui secoua la tête et voulut regagner la cuisine où ses carottes l'attendaient ainsi sûrement que les quolibets des autres aides et les reproches du cuisinier puisqu'il revenait bredouille, mais Jehan lui barra la route.
– Laisse-moi passer ! J'ai du pain sur la planche !
– J'aimerai faire plus ample connaissance avec toi.
– Trouve-toi quelqu'un d'autre pour jouer !
– Non, c'est toi qu'il me faut comme partenaire. Dis-moi, quel âge as-tu ? Tu travailles depuis longtemps en cuisine ? As-tu une amoureuse ? Je veux tout savoir...
Gui chercha à se faufiler dans l'espace restant entre le gamin et le mur du couloir. Jehan se déplaça pour lui bloquer le passage. Le larron était vif ! Gui tenta à nouveau sa chance, échoua, recommença encore avec le même résultat, et décida qu'il aurait plus vite fait de répondre.
– J'ai 17 ans, je suis sous les ordres du cuisinier  du château depuis quatre ans et ma mie s'appelle Mariette. Maintenant, pousse-toi de là. Je vais avoir des ennuis si je ne retourne pas à mes légumes.
Jehan, l'air triste, hocha la tête et se rangea sur le côté. Gui, sans attendre, sans un regard en arrière, fila en direction de la cuisine.
Comme prévu, il fut accueilli fraîchement. Comment avait-il pu abandonner son travail aussi longtemps ? C'était une honte qu'il ait laissé le voleur s'échapper. Pour la peine, c'est lui qui s'occuperait du tournebroche ce soir ! Gui s'excusa, et sourd aux railleries des aides qui l'entouraient, se remit à l'ouvrage, pestant intérieurement contre ce gamin saltimbanque qui l'avait plongé dans le pétrin.
Quand l'heure de la préparation du dîner arriva, il pensait encore à l'insupportable Jehan. La chaleur était pénible à supporter quand on tournait la tige près de l'âtre et c'était une tâche ingrate réservée aux plus jeunes et aux débutants, ce qui n'était plus le cas de Gui.
Plus tard, dans la soirée, quand des serviteurs   vinrent chercher une nouvelle fournée de plats, sa colère envers le gamin eut l'occasion d'être ravivée par les louanges qu'il entendit sur lui. Impossible de ne pas le reconnaître dans leurs descriptions. Il ne devait pas y avoir trente-six jeunes saltimbanques maigre, blond et aux yeux gris !

lundi 11 mars 2013

A travers les âges - 68

Il coupait des carottes, quand le marmiton tournebroche cria « Au voleur ! » Au même moment, une ombre passa à côté de lui en coup de vent et il se figea, surpris.
– Gui ! Attrape-le, enfin !
L'ordre émanait du cuisinier et il obéit, comme il l'aurait fait si l'homme lui avait demandé d'écraser des épices ou de pilonner la viande. Il lâcha son couteau et se précipita à la suite du chapardeur.
L'ombre se faufila hors de la cuisine, échappant de justesse à un des aides qui s'était mis en travers de son chemin. Gui continua à lui donner la chasse dans le couloir, gaspillant son souffle en lui criant de s'arrêter. Quand il vit que le larron se dirigeait vers la grand salle où le Seigneur et sa famille devaient se trouver, il prit peur des troubles que cela allait causer. Il courut avec une ardeur renouvelée, puis bondit sur la silhouette qui filait devant lui. Il s'étala de tout son long, mais non sans avoir plaqué le voleur sur le sol en terre battue. Malgré ça, ce dernier ne s'avoua pas vaincu, et se tortilla pour essayer de s'échapper. Gui, sans lâcher les jambes du larron, se redressa partiellement avant d'obliger l'autre à faire de même. Sans trop de surprise, il constata que l'autre n'était qu'un gamin maigre comme un clou au visage émacié et aux grands yeux gris.
– Même si tu as faim, voler est mal, déclara Gui, tout en étant peiné à l'idée que le gamin allait être méchamment battu pour ce qui n'était qu'un modeste larcin.
Le chapardeur ne répondit pas, se contentant de le regarder, avec un air égaré. Toute volonté de se tirer d'affaire semblait l'avoir déserté. Il ne cherchait même pas à plaider sa cause.
– Tu n'as rien à dire pour ta défense et puis, d'où sors-tu ? Je ne t'ai jamais vu au château.
Le gamin cligna des paupières et réagit enfin :
– Je fais partie du groupe de saltimbanques arrivé hier au château. Je m'appelle Jehan et toi ?
– Gui, mais qu'importe ! A cause de toi, toutes les personnes qui t'accompagnent risquent d'être chassées du château !
– Je n'ai rien pris ! s'écria Jehan en montrant ses mains vides.
Gui n'y croyait pas. Le gamin avait beau ne pas avoir de sac à la ceinture, sûrement, il avait caché quelque part ce qu'il avait volé. Il le fouilla rapidement, mais ne trouva rien ni dans les braies, ni sous la tunique, ni dans la capuche. Pas l'ombre d'une pomme ou d'un quignon de pain. Rien n'était tombé non plus sur le sol. C'était à ne rien y comprendre. Jehan le regardait d'une drôle de façon. Gui, embarrassé,  se gratta le sommet de la tête.
– Je n'ai plus qu'à te relâcher, marmonna-t-il.

vendredi 8 mars 2013

A travers les âges - 67

Heureusement, samedi n'était plus très loin et il avait gagné les coordonnées de M.Toukka.  Il ne s'en servit toutefois pas jusqu'au jour J.
Il avait pris le temps de réfléchir à la brève conversation qu'il avait eue avec son professeur. Il était vrai que M.Toukka ne l'aurait pas intéressé plus que ça s'ils n'avaient pas eu un passé commun. Cependant, la réciproque lui semblait vraie. M.Toukka l'aurait-il remarqué s'il n'avait pas eu l'avantage de se souvenir et d'être capable de le reconnaître ? Oui, son professeur d'histoire lui plaisait parce qu'il avait été Iol et tous les autres, mais pas seulement. L'impatience qu'il ressentait était autant due à son envie de le revoir que de découvrir une de ses anciennes vies. Il avait après tout déjà assez de souvenirs pour s'occuper le restant de ses jours entre ce que Ulf et ce que M.Toukka lui avaient raconté !

Se rendre chez M.Toukka se révéla un jeu d'enfant. Il suffisait de prendre un bus et il n'y avait pas moyen de s'égarer, car l'arrêt se trouvait pile devant l'immeuble où il habitait. Dake repéra le nom de son professeur sur l'interphone, sonna et annonça son arrivée à M.Toukka qui lui débloqua la porte d'entrée. L'immeuble qui ne faisait que cinq étages, n'avait pas d'ascenseur et bien sûr, M.Toukka logeait au dernier. Dake grimpa quatre à quatre les marches, et arriva en haut essoufflé. Son  professeur l'attendait dans l'embrasure de la porte. Il lui sourit et l'invita chaleureusement à entrer. Dake marqua un temps d'arrêt, puis s'engouffra dans l'appartement.
L'entrée minuscule s'ouvrait sur un double séjour qui comprenait un côté bureau et un côté salon. Dake, après avoir ôté sa veste et ses chaussures, s'installa dans le canapé en velours comme le lui suggérait M.Toukka. Il admira la table basse aux pieds sculptés et le gros coffre surmonté d'un large écran télé. Continuant à regarder autour de lui, il repéra un tableau représentant une forêt accroché sur le mur et nota que les étagères derrière le bureau en bois massif étaient pleines à craquer de livres et de classeurs.
Comme il refusait les boissons que M.Toukka proposait, ce dernier s'assit tout près de l'adolescent si bien que leurs genoux se touchèrent.
– Je suppose que tu préfères que je te rafraîchisse la mémoire sans tarder.
Dake n'était pas si pressé que ça de replonger dans le passé, mais troublé que M.Toukka soit si proche, il acquiesça.
– Nous nous sommes retrouvés en 1310, au Moyen-Âge. Tu travaillais en cuisine dans un château fort, je faisais partie d'un groupe de saltimbanques venus divertir le maître des lieux et sa famille.
Comme les autres fois, ce qui entourait Dake s'estompa, la voix de M.Toukka se fit lointaine et l'adolescent se souvint...

jeudi 7 mars 2013

A travers les âges - 66

Le coin des lèvres de M.Toukka se relèvèrent brièvement avant qu'il ne soupire.
– Être discrets est primordial. Les relations entre professeur et élève sont mal vues, et que nous soyons du même sexe n'arrange rien.
– Vous aimez mieux quand je suis une fille, hein ? marmonna Dake.
– Ce n'est pas ça. Même si tu en étais une dans cette vie, tu resterai mon élève.
Dake poussa à son tour un soupir. M.Toukka n'avait pas tort d'être prudent, mais tout de même...
– On peut aller chez vous dès ce soir... que vous me racontiez une autre vie ?
– Non.
Le refus était net, coupant. Pourtant, il n'y avait personne pour les écouter, et en plus, ils parlaient à voix basse. Pour une raison ou pour une autre, M.Toukka lui faisait la tête et ce n'était pas qu'une question de discrétion. Dake, énervé, s'arrêta de marcher et partit dans la direction opposée de son professeur qui le rattrapa aussitôt.
– Mon coeur... Je suis désolé.
Dake se figea, mais ne se retourna pas vers M.Toukka. Ce dernier vint se planter devant lui et continua :
– Dake, tu dois me comprendre... C'est dur pour moi d'attendre que tu me retournes mon amour alors que tu me regardes comme tu le fais en cours, dur que tu sembles plus intéressé par notre passé que par notre relation présente.
L'adolescent ouvrit la bouche pour nier, la referma. Il n'avait plus rien contre se laisser embrasser, seulement, il savait que cela pouvait vite dégénérer en quelque chose de plus intime pour lequel il n'était pas prêt. Gardant ses pensées gênantes pour lui, il répliqua :
– Cela ne me dit pas pourquoi vous ne voulez pas me voir aujourd'hui.
– Nous nous étions mis d'accord pour samedi, que tu aies le temps de te remettre...
– Vous avez décidé ça, tout seul ! Et une fois plus, sans heure et lieu de rendez-vous !!
– Je pensais te téléphoner vendredi soir.
– Comment... Ah, oui, c'est vrai, vous avez accès à toutes ses informations alors que moi, je ne sais rien !
C'était son professeur qui avait toutes les cartes en main, lui qui se rappelait de tout, lui qui était l'adulte raisonnable...
M.Toukka fourragea dans la poche de son manteau long et lui tendit un papier plié en quatre. Dake le prit, l'ouvrit et vit qu'étaient écrites dessus toutes les coordonnées de son professeur : adresse, téléphone, mail.
– Je n'ai pas trouvé le bon moment pour te le donner. Rendez-vous samedi, à mon appartement, en début d'après-midi ?
La question était accompagnée d'un beau sourire et Dake hocha spontanément la tête. Il regarda ensuite M.Touka s'éloigner, sans bouger, se disant qu'il s'était fait mener par le bout du nez.

mercredi 6 mars 2013

A travers les âges - 65

 A la fin du cours, Dake traîna pour ranger ses affaires, pensant pouvoir l'aborder plus facilement une fois que les autres élèves seraient partis. Il n'avait pas prévu que M.Toukka, lui, se dépêche de rassembler les siennes. Pris au dépourvu, l'adolescent fourra sa trousse et son classeur dans son sac à dos aussi vite qu'il le put pendant que son professeur se dirigeait vers la porte de la salle. Dake voulut le suivre, mais un camarade l'interpella : dans sa précipitation, il avait laissé son agenda sur sa table. Dake remercia mollement celui qui l'avait informé de son oubli, regardant du coin de l’œil M.Toukka disparaître dans le couloir. Il était trop tard pour le rattraper, du moins, pas sans se faire remarquer. L'adolescent ouvrit son sac avec lenteur et y glissa son agenda. Il était déçu, il allait encore devoir faire preuve de patience. Il restait demain, seulement il avait cours après.
 L'adolescent essuya un nouvel échec. La fille du mardi avait des questions à poser. Elle n'écoutait pas vraiment les réponses, constata Dake avec amertume. Elle devait être intéressée par M.Toukka, elle aussi, elle avait dû remarquer son charme. Dake la laissa minauder au bureau du professeur, et gagna le cours suivant, songeur. S'il avait pu battre des cils et offrir une vue plongeante sur son décolleté, peut-être que M.Toukka aurait fait plus attention à lui. Il ne lui avait même pas lancé un regard aujourd'hui ! Dake ne s'avouait cependant pas vaincu. Il comptait cueillir son professeur à la sortie de la salle 236 à 18 heures.

– D... M.Tomahé !
L'exclamation surprise amusa Dake. M.Toukka était tellement habitué à lui courir après qu'il devait avoir du mal à croire que Dake puisse faire pareil.
– J'aurais des questions sur les vikings, monsieur, déclara Dake, attendant que les derniers élèves qui avaient comme pris racine dans le couloir, s'en aillent. Ils n'avaient pas l'air de leur prêter attention, mais Dake savait que généralement les bavardages entre professeur et élève éveillaient la curiosité. Lui se moquait de ce genre de truc, mais pas ses camarades.
– Je n'ai pas beaucoup de temps à vous consacrer.
Le ton froid de M.Toukka désarçonna Dake. Même s'ils étaient en présence de « spectateurs », il aurait pu se montrer plus aimable.
– Discutons en marchant, si vous le voulez bien, ajouta M.Toukka, en commençant à s'éloigner.
L'adolescent lui emboîta pas et attendit qu'ils soient hors de portée de voix pour râler.
– Ça  vous tuerait, un sourire ? grommela-t-il.

mardi 5 mars 2013

A travers les âges - 64

 Le dimanche s'écoula dans une sorte de transe où Dake revivait l'époque où il chassait, celles où il avait été esclaves, celles où il avait été une femme... Sous la douche, à table, devant la télévision, à son bureau, avachi dans le fauteuil du salon, allongé sur son lit, il se rappelait des moments passés en compagnie des alter ego de M.Toukka. Son père comme sa mère s'agacèrent qu'il soit comme absent à lui-même.
– Tu n'es jamais très dynamique, mais là, tu passes ton temps à rêvasser !
– Quand on te parle, tu poses sur nous un regard vide, comme si tu ne nous voyais pas vraiment !
Les reproches comme l'inquiétude qui les soutendaient ne troublèrent pas plus que ça Dake. Il était loin, ailleurs. Il prétendit être fatigué par sa sortie de la veille et continua à plonger dans les souvenirs de ses multiples vies antérieures.
 Lundi matin, le réveil et la nécessité de reprendre le chemin du lycée le força à s'ancrer dans le présent. Y demeurer amarré s'avérait cependant difficile. Il se surprit à fredonner un psaume sur le trajet, et en cours, il dut se retenir de corriger la prononciation exécrable du professeur de latin. Dès son retour de cours, il monta s'enfermer dans sa chambre, se remémorant les baisers, les caresses, les mots doux qu'il avait reçu autrefois. Hélas tout ceux qui l'avaient fait vibrer étaient décédés des siècles plus tôt... et pourtant, ils étaient tous là dans M.Toukka. Il lui manquait, comprit Dake. Il allait le voir demain, seulement ce serait dans le cadre d'une malheureuse heure de cours. Cela passerait trop vite et il aurait à le partager avec tous ses camarades de classe... La semaine s'annonçait atrocement longue. Non, sûrement, il y avait moyen de circonvenir M.Toukka pour qu'ils se revoient dès mercredi après-midi.
Dake prit le prétexte du livre que son professeur lui avait prêté et qu'il n'avait fait que feuilleter pour aller lui toucher deux mots à la fin du cours. L'idée était bonne, sauf qu'une des camarades de classe de l'adolescent qui avait une question à poser, vint se mettre derrière Dake, l'empêchant de parler librement à M.Toukka. L'adolescent rendit le livre, et repartit bredouille, se consolant de son échec en se disant qu'il pourrait tenter à nouveau sa chance demain. Ce serait aussi simple, puisqu'il n'avait plus cours après. En attendant, il avait plein de souvenirs à explorer. Le seul problème, c'est que naviguer entre eux lui donnait un léger mal de tête qu'aucune aspirine n'arrivait à faire passer.
Le lendemain, Dake regarda M.Toukka intensément durant tout le cours d'histoire. Il ne comprenait plus comment il avait pu le trouver quelconque la première fois qu'il l'avait vu. Il était moins grand que Theodebert, moins flamboyant que Titus, moins sexy que la fois où il avait été une femme, cependant il était beau à sa façon. Trois fois les yeux gris de M.Toukka se posèrent sur lui, et l'adolescent sentit chaque fois son cœur battre plus fort dans sa poitrine.

lundi 4 mars 2013

A travers les âges - 63

L'adolescent frissonna. Aussi incroyable que cela puisse lui paraître, cela lui revenait. L'immobilité, la tranquillité, les oiseaux et les écureuils se promenant sur lui, deux amoureux écorchant son écorce pour y graver un cœur, ses feuilles tourbillonnant autour de lui, la mélodie du vent, la présence de cet autre arbre à ses côtés, bruissant jour après jour au même rythme que lui, puisant ses forces dans la même terre.
– Mais comment est-ce possible ? balbutia-t-il.
– Tu t'es souvenu avec juste ces quelques phrases ? J'aurais dû mieux tenir ma langue. Les plantes aussi ont une âme.
– On a aussi été des animaux ?
– Je ne sais pas pour toi. J'ai été un loup, une fois, mais je n'ai pas eu le bonheur de te rencontrer.
– Si je n'étais pas une chienne ou une louve à cette époque, c'est aussi bien. Autrement, cela aurait été spécial, pour ne pas dire dégoûtant !
– Je ne sais pas. Je suis plus que jamais convaincu que l'amour n'a ni âge, ni frontière, ni race, ni sexe, ni religion, ni morale...
– Il y a des limites quand même ! s'écria Dake, en ayant un mouvement de recul.
– Je ne sais pas. La zoophilie n'est pas synonyme de bestialité, et aimer ne se résume pas à coucher. Certains couples ne peuvent pas s'unir, ce qui ne les empêchent pas d'être amoureux, de vouloir vieillir l'un à côté de l'autre.
M.Toukka était si grave que Dake se demanda à quel point ils étaient concernés.
– J'ai été une bestiole et vous, un humain, par le passé ?
L'idée même le répugnait, mais il voulait savoir.
– Non, mais je t'ai déjà prévenu. Notre passé commun est loin d'être toujours rose.
Mourir de vieillesse, périr noyé... Oui, il devait y avoir pire, mais chaque vie était riche en événements et en émotions, et en dépit de son mal de tête lancinant, quelles que soient les choses qui lui soient arrivées, quels que soient les crimes qu'il ait pu commettre, l'adolescent tenait à en apprendre plus.
– Vous me raconterez la suite demain ?
– Non.
– Lundi après les cours, alors ?
– Non. Pas avant la semaine prochaine, et au cas où tu te sens à nouveau mal, nous nous verrons chez moi.
Comme Dake craignait un peu ce qui pouvait se passer entre quatre yeux avec son professeur, il n'insista plus. M.Toukka semblait de toute façon inflexible.
Il reconduisit Dake chez lui, le traitant comme une petite chose fragile, si bien que l'adolescent ne fut pas fâché de le voir repartir. D'accord, il s'était évanoui, d'accord, il avait un affreux mal de crâne, mais cela ne valait pas la peine d'en faire tout un plat !

vendredi 1 mars 2013

A travers les âges - 62

Dake toussa très fort. M.Toukka lui passa une main appaisante dans le dos.
– C'est fini, maintenant.
Dake inspira, expira à plusieurs reprises, et acquiesça. Il était sur un banc, dans un parc. La seule pièce d'eau à proximité était un petit bassin circulaire, et il était loin d'eux, à peine visible.  Il essaya de penser à autre chose, de changer de sujet...
– On est toujours dans des camps opposés. Enfin, je veux dire, on est jamais du même monde.
– Je t'assure que ce n'est pas toujours le cas.
– Mouais, en tout cas, jusqu'en l'an 800, vous êtes toujours celui qui me courez après, même quand on était des femmes.
– C'est parce que je suis celui qui me souviens.
– Mais c'est bizarre quand même que vous me reconnaissiez... D'une vie à l'autre, on est physiquement très différent. Même notre caractère n'est pas identique.
– Ce qui est logique, notre environnement, notre éducation, tout change. Malgré tout, je sais que c'est toi, c'est comme ça. Theodebert et tous les autres font partie de toi, tandis qu'une part de Ulf reste en moi. Tu connais des chants religieux désormais, non ?
Dake écarquilla les yeux et se rendit compte que c'était vrai, un comble pour quelqu'un qui n'avait jamais mis les pieds dans une église ! Il savait aussi parler latin... Il lança quelques mots à M.Toukka dans la langue du clan des Trois Silex qui lui répondit :
– Oui, c'est vrai, c'est étrange de porter le poids et les connaissances de plusieurs vies. Parfois, je me sens horriblement vieux.
Dake partageait cette impression. Il se sentait épuisé alors même que l'après-midi se finissait tout juste. Néanmoins, il essaya tout de même de convaincre M.Toukka de lui raconter une histoire supplémentaire. Ce dernier fut intraitable. Il ne voulait pas que l'adolescent perde encore connaissance.
– Nous étions du même milieu dans notre vie d'après ? demanda Dake, revenant au sujet précédent, tentant de se débrouiller pour que son professeur en dévoile plus sur leur passé commun.
– Nous étions deux arbres.
Dake, incrédule, crut que M.Toukka plaisantait et évitait ainsi de lui parler d'une autre vie, risquant d'éveiller chez lui de nouveaux souvenirs.
M.Toukka continua, très sérieusement :
– J'étais un chêne, toi un chataîgnier. Nous avons poussé ensemble. Nos branches ne se touchaient pas, mais au bout de quelques années, nos racines se sont entremêlées.