lundi 24 décembre 2012

Quelque chose de beau et violent - Nouvelle

Cette nouvelle est disponible dans le recueil à thème Les Artistes  en vente sur Lulu (une oeuvre collective du groupe Deviantart Romans Francophones que gère KirakaFD)

JOYEUX NOËL !
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Jason adorait créer. Il aimait modeler la glaise pour façonner des formes bizarres et magnifiques, couvrir de peintures colorées des toiles et des cartons d'un blanc immaculé, poser des mots alambiqués sur les lignes d'un cahier, jouer avec les sons pour composer de mystérieuses mélodies, mouvoir ses membres pour conter d'étranges histoires... Il aurait voulu que son corps entier ne soit plus que création. Souvent, on lui donnait le nom d'artiste, de manière péjorative, mais de toute façon, même dans son sens dénué de préjugés, il ne se reconnaissait pas dans le terme. Pourtant, il fallait bien accepter cette étiquette : il était en effet quelqu'un créant des œuvres d'art doublé d'un marginal et c'était toujours mieux que de s'entendre appeler « parasite vivant aux crochets de ses parents », car hélas, aucune de ses créations lui permettait d'assurer sa subsistance. Il était trop touche-à-tout pour atteindre l'excellence dans quoi que ce soit, même si certaines personnes appréciaient ses œuvres - parfois, il vendait un de ses tableaux ou une de ses figures en glaise. Son père et sa mère ne lui reprochaient heureusement pas son incapacité à faire autre chose que créer au lieu de prendre un travail normal et routinier ; tout au plus, ils lui demandaient pourquoi il ne se spécialisait pas dans un domaine. Sûrement, il pourrait être un bon musicien, s'il y consacrait tout son temps... Jason ne trouvait rien à leur répondre. C'était comme ça, l'inspiration le prenait et le poussait tantôt dans les mots, tantôt dans les sons, tantôt dans les pinceaux, tantôt dans la danse... Ils soupiraient devant son silence, mais ils lui pardonnaient. « C'est un artiste » se plaisaient-ils à répéter. Face au regard social, ce mot les protégeait. Jason avait 27 ans, était toujours dépendant de ses parents, mais il avait une excuse.
Jason, lui, se voyait comme un créateur. Quand il n'était pas occupé à créer, il se promenait au hasard dans les rues, s'inspirant du spectacle du monde. D'un sac plastique à la dérive qui s'accrochait aux branches d'un arbre, il tirait un poème, d'un chant d'oiseau, il sortait un morceau de musique et d'une bribe de conversation, naissait toute une pièce de théâtre. Malgré tout, il éprouvait parfois de la frustration. Il aurait aimé créer quelque chose de beau et violent, quelque chose qui aurait marqué les esprits, quelque chose qui lui aurait donné le sentiment d'avoir sa place sur Terre. Depuis sa petite enfance, bien trop souvent, il avait l'impression d'être en complet décalage avec les autres et le quotidien, tel un extraterrestre égaré sur la mauvaise planète. Il était à part, mais n'en tirait aucune fierté. Il ne parvenait simplement pas à s'intégrer. Les autres semblaient insensibles à la beauté des feuilles mortes collées au trottoir, à la douceur du sifflement du vent, et ils préféraient regarder la télévision plutôt que d'inventer des histoires. Jason s'était retrouvé à jouer tout seul dans la cour de récréation, avec, pour unique compagnie, les univers imaginaires qu'il créait, et les années passant, cela n'avait guère changé. Sa relative solitude ne lui pesait cependant pas. Il s'était fait deux amis sur le tard, à l'université, et cela lui suffisait. Néanmoins, même vis-à-vis d'eux, il se sentait toujours comme déphasé. Et, son désir de créer quelque chose de beau et violent le taraudait, sans jamais qu'il parvienne au résultat espéré malgré de nombreux essais.


Des éclats de voix interrompirent le fil des pensées de Jason qui s'arrêta de marcher, intrigué. Cela provenait de l'entrée d'un chantier, en face. Plein de curiosité, il traversa la rue. Deux personnes furent à moitié projetées sur lui. Il s'écarta de justesse tandis que les deux adolescents, sans se soucier de lui, se retournaient vers celui qui les avait malmenés.
– T'as pas à nous traiter comme des malpropres ! On sait nos droits ! clama l'un.
– Sale con ! s'écria l'autre.
L'homme qui portait un casque jaune enfoncé sur la tête et était vêtu d'un t-shirt bleu sans manches et d'un pantalon maculé de plâtre, les toisa avec sévérité.
– C'est pas un terrain de jeu, ici, c'est un chantier interdit au public. Maintenant, déguerpissez !
– Sinon quoi ? répliqua l'adolescent qui l'avait insulté.
– Vous allez prendre la baffe que vous méritez comme les mioches mal éduqués que vous êtes.
Jason fut frappé par la rage qui transparaissait dans la voix de l'ouvrier. L'homme était à la fois beau et violent, comme l'œuvre qu'il souhaitait concevoir. A la place des deux garçons, il n'aurait pas demandé son reste, mais jeunes et téméraires qu'ils étaient, ils ne bougèrent pas.
– Vous avez pas le droit !
– Pas plus que vous n'avez celui de vous balader sur le chantier en fumant, rétorqua l'ouvrier en faisant jouer les muscles de ses bras.
Cette fois, les deux adolescents, après quelques commentaires désobligeants supplémentaires, choisirent de battre en retraite.
– Vous, circulez, y a plus rien à voir, grommela l'ouvrier.
Jason comprit que c'était à lui qu'il s'adressait.
– Pardon, murmura-t-il, se reprochant la curiosité déplacée qui l'avait amenée là.
L'ouvrier fronça soudainement les sourcils, fit un pas vers lui et se pencha pour le regarder de plus près, donnant l'occasion à Jason de le détailler également. Les traits de l'homme et le vert clair de ses yeux lui rappelaient quelqu'un. Fouillant dans ses souvenirs, il retrouva qui.
– Mathieu ? dit-il d'un ton interrogateur au moment où l'ouvrier demandait, une incertitude semblable dans la voix, « Jason ? »
Ils avaient été dans la même classe en primaire, durant trois années, et ne s'étaient jamais revus jusqu'à aujourd'hui. Ils n'avaient pas été amis, mais Mathieu avait été l'un des rares camarades de Jason à chercher à l'inclure dans la classe, sans jamais se moquer de lui. Une fois même, il avait tenté de jouer avec lui, s'efforçant d'entrer dans l'un de ses univers imaginaires. Il n'avait, hélas, jamais souhaité renouveler l'expérience. Jason avait malgré tout gardé un bon souvenir de ce camarade. Cependant, les dix-sept ans qui s'étaient écoulés n'avaient pas facilité le processus de reconnaissance. Si Jason avait poursuivi son chemin sans s'excuser, ils seraient probablement passés l'un à côté de l'autre.
– Ça alors ! Je me suis toujours demandé ce que tu étais devenu.
La voix de Mathieu avait perdu ses inflexions agressives. Jason le regretta presque. Le mélange de beauté et de violence qui avait excité son imagination avait disparu.
– Moi aussi, déclara-t-il en retour, même si ce n'était pas complètement vrai.
Dans son esprit, l'idée commençait à germer qu'il pourrait peut-être convaincre son ancien camarade de classe de poser pour lui dans une attitude menaçante.
– Il faut que je retourne bosser, mais on pourrait aller se boire un pot ce soir ?
Jason opina. Il était libre. En deux temps, trois mouvements, ils eurent fixé un rendez-vous dans un bar que Mathieu fréquentait régulièrement, puis ils se séparèrent.
Son imagination en ébullition, Jason prit aussitôt le chemin de chez lui. Seulement, il lui était difficile de dessiner de mémoire ce qui n'avait été qu'un moment fugitif... Jason, après quelques tentatives infructueuses froissées en boule et balancées sans pitié sur le sol, partit en quête de ses photos de classe et passa la fin de l'après-midi à se souvenir. Il ne lui restait plus grand-chose de cette époque lointaine : quelques bribes éparses, quelques images brouillées.


Le soir arriva vite. Sur le trajet du bar, Jason chercha des arguments pour convaincre Mathieu de lui servir de modèle, mais n'aboutit à rien de très concluant. La proposition était délicate à formuler et, même si cela flatterait peut-être son ancien camarade, rien ne disait qu'il accepterait. Mathieu l'attendait à côté de la porte du bar, sous le néon rouge, près d'un groupe de fumeurs. Sans son casque, la beauté rude de ses traits apparaissait de manière encore plus évidente. Il avait troqué son t-shirt sans manches poussiéreux contre une chemise qui cachait, hélas, ses bras musclés et bronzés. Le fixer sur du papier ne serait pas suffisant, le modeler s'imposait. D'une façon ou d'une autre, il fallait que Jason le persuade.
Ils se saluèrent et entrèrent. A l'intérieur, c'était sombre, éclairé par de discrètes lumières orangées. Seul le bar était brillamment éclairé, laissant voir un choix incroyable de bières : tous les types possibles et imaginables semblaient réunis là.  Il y avait des bouteilles et des canettes de tailles, de couleurs, et de formes différentes alignées les unes à côté des autres sur une haute étagère.
– J'aurais peut-être dû te demander si tu aimais ça, déclara Mathieu, comme Jason trahissait son étonnement.
– Je n'en bois pas souvent, mais j'apprécie, affirma Jason.
Il n'avait pas en tout cas pas détesté les trois qu'il avait bues dans sa vie, même s'il n'était pas très porté sur l'alcool.
Ils commandèrent et partirent s'asseoir avec leurs bouteilles dans un coin. Il était encore tôt et il y avait pas mal de places libres.
– Alors, quoi de neuf ? demanda Mathieu.
– Tu tiens vraiment à ce que je te détaille ce que j'ai fabriqué durant les dix-sept dernières années ?
– Je crois me rappeler que tu aimais raconter des histoires, répliqua Mathieu.
– Exact. Créer est une passion chez moi. Je passe tout mon temps à cela. Cela ne nourrit pas son homme, malheureusement. Je suis encore chez mes parents.
L'aveu coûtait à Jason, mais il savait que le cacher ne faisait qu'augmenter sa gêne. Pour se donner contenance, il avala une longue gorgée de bière.
– Ce n'est pas pénible d'être toujours chez eux ?
– Tant que je ne serai pas devenu riche et célèbre, je n'ai guère de solution... Parlons plutôt de toi...
– Eh bien, je n'ai jamais été fait pour les études. J'ai poussé tout de même jusqu'au bac, pour faire plaisir à mes parents, mais j'étais attiré par les métiers du bâtiment, alors je me suis orienté là-dedans. Mais dis-moi, qu'est-ce que tu crées ?
Jason but avant de répondre.
– A peu près tout. J'écris, compose, peins, dessine, danse, modèle, chante...
– Impressionnant ! Un véritable artiste !
Jason siffla le reste de sa bière et, sous prétexte d'aller s'en commander une autre, évita de commenter. Qu'est-ce qu'il pouvait détester ce terme... Cependant, quand il revint, muni cette fois d'une canette, Mathieu l'interrogea :
– Tu as un problème avec l'appellation d'artiste ?
Jason retomba lourdement sur sa chaise.
– Cela ne me correspond pas. Laissons ça. Tu ne voudrais pas poser pour moi ?
Mathieu s'étrangla sur sa gorgée de bière.
– Quoi ?
– Pas nu, si c'est ce qui t'inquiète...
– Pourquoi moi ?
Jason tenta de lui expliquer tant bien que mal, puisant du courage dans sa boisson. Quand il eut fini, Mathieu, l'air dubitatif, conclut qu'il avait besoin d'y réfléchir.
La conversation dériva sur d'autres sujets et ils évoquèrent des souvenirs de primaire. Jason avalait bière après bière, bien qu'à la quatrième, Mathieu lui ait conseillé de s'arrêter. Il ne l'avait pas écouté. Sa tête devenait de plus en plus légère et cette perte progressive de contact avec la réalité était confortable. Jason avait la sensation de flotter sur un nuage.
Égaré dans les brumes de l'alcool, il entendit Mathieu grommeler qu'il allait devoir le ramener chez ses vieux. Jason protesta, il n'avait pas besoin d'être raccompagné. Il se mit debout avec difficulté, le sol tanguant sous ses pieds. Mathieu l'attrapa sous le bras et le soutint, en râlant.
Dehors, l'air frais de la nuit revigora Jason, sans dissiper son impression que tout était bizarrement penché. Il dédia une longue ode à la lune et au profil sombre de Mathieu. Son ancien camarade était de plus en plus renfrogné.
– Tu es vraiment violemment beau, soupira Jason.
– Ça suffit maintenant ou je vais croire pour de bon que tu me fais des avances ! Entre ta demande pour que je sois ton modèle, ton poème et ton compliment, j'ai de quoi m'interroger sur ce que tu veux qu'il se passe entre nous. Je n'avais l'intention de te le dire vu les réactions de certaines personnes, mais, tu sais, je suis gay.
L'information ne dégrisa pas Jason. Les lampadaires s'embrassaient dans cette rue, tellement ils ne tenaient pas droit...
– Pour que tu poses pour moi, je suis prêt à tout.
– Et ça veut dire quoi ça ? Que tu veux bien coucher avec moi juste pour ça ?
– Oui, oui.
Mathieu eut un grognement dubitatif et agacé.
– Je me demande pourquoi je cherche à avoir une conversation sensée avec quelqu'un qui est rond comme une pelle. Passe-moi tes clefs, s'il te plaît.
Jason fouilla ses poches. Le monde tournoyait.
– C'est curieux, j'ai deux trousseaux...
Mathieu lui arracha des mains, se débrouilla pour dégoter la clef qui ouvrait la porte, puis il le poussa à l'intérieur sans ménagement et l'abandonna après lui avoir lancé un « bonne nuit » qui trahissait son énervement.
Jason peina à gagner son lit, mais après s'être cogné à tous les murs, il parvint à destination. Dieu merci, sa chambre se situait au rez-de-chaussée.


Le lendemain, au réveil, Jason eut l'impression que quelqu'un s'amusait à jouer du tambour dans sa tête. Une douche le rafraîchit, sans le soulager de son horrible mal de crâne. Devant sa mine de déterré, ses parents s'inquiétèrent et Jason avoua qu'il avait trop bu la veille. Évidemment, cela ne plut pas à sa mère qui lui fit des remontrances. Jason les subit sans piper mot. A son âge, il aurait dû avoir le droit de prendre une cuite, mais, en même temps, il était vrai qu'il s'était comporté comme un idiot. Son ancien camarade était fâché et cela l'attristait.
Par petits bouts, la soirée lui était revenue. Mathieu était gay et lui, il avait affirmé vouloir coucher avec lui pour qu'il devienne son modèle. Il avait honte. Néanmoins, le plus embarrassant, c'était de songer qu'il en avait vraiment envie, et pas juste pour créer une œuvre d'art belle et violente à l'image de son ancien camarade de classe. Mathieu devait être encore plus magnifique, brûlant de désir, dans toute sa nudité. Seulement, il l'avait quitté, furieux, et à raison. Pourquoi Jason avait-il cru bon de s'enivrer ? Il fallait qu'il lui présente des excuses pour son comportement. Ils ne s'étaient tout de même pas retrouvés pour ne plus jamais se revoir...
D'un pas décidé, Jason prit le chemin du lieu de travail de Mathieu, en essayant d'ignorer les martèlements qui ne cessaient sous son cuir chevelu.
Arrivé à l'entrée du chantier dont les bruits augmentaient ses maux, il hésita. Il ne savait pas comment lui dire qu'il regrettait son comportement, tout en exprimant son attirance pour lui. Il demeurait là, immobile, à se poser des questions quand un ouvrier l'aperçut et lui demanda s'il pouvait le renseigner. Jason expliqua qu'il venait parler à Mathieu et aussitôt, l'homme partit le chercher.
Mathieu ne tarda pas à se montrer. Il lui décocha un regard furibond. Casque ou pas casque, il était splendide.
– Je n'ai pas le temps pour tes conneries d'artiste, déclara-t-il de suite, avec violence.
Un coup de poing dans l'estomac n'aurait pas fait plus de mal à Jason qui, le souffle coupé, bafouilla ses excuses. Mathieu ne s'adoucit pas pour autant.
– Super, maintenant, bye-bye, j'ai du boulot !
– Tu ne veux pas qu'on se revoie ?
Jason n'avait pas envie de renoncer comme ça. Il pressentait qu'auprès de Mathieu, il trouverait la place qui lui avait toujours fait défaut, qu'enfin, il appartiendrait à ce monde dans lequel il vivait en marge depuis si longtemps.
– Une fois a suffi. Je ne souhaite pas poser pour toi, point barre, décréta Mathieu, le visage dur, en croisant les bras sur son torse.
– Je comprends et je ne te le demanderai plus. Mais je tiens à ce qu'on reste en contact, que l'on soit amis... et même plus.
Les derniers mots n'avaient été qu'un murmure, mais les traits de Mathieu se détendirent. Il plongea son regard clair dans celui de Jason, comme s'il cherchait à y lire les tréfonds de son âme, puis lui répondit avec un sourire d'une beauté déroutante :
– Finalement, comme il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis, j'accepte d'être ton modèle. Ou tout ce qui fera plaisir à ton imagination de créateur.

FIN

3 commentaires:

Jeckyll a dit…

Joyeux Noël à toi ^o^

Un grand merci pour ce cadeau que tu nous offre.
J'ai adoré cette nouvelle, encore merci pour ce bon moment en compagnie de Jason et Mathieu :D

Illyshbl a dit…

Merci à toi de me lire ! :)

Chitose Yuuki a dit…

Waow, ce fut un dénouement très rapide et quelques peu surprenant.
Merci beaucoup pour cette nouvelle des plus intéressate :)